Florence Beaugé
Le Monde, 21 juin 2007
Son souvenir ténu plane sur Alger, fantômatique. Un nom et une légende. « Maurice Audin ? Il était avec les Algériens pendant la révolution, c’est tout ce que je sais », lâche un jeune, assis sur l’unique banc de la place Audin, en plein centre-ville. « C’était un révolutionnaire, mais un Français de souche. Il y a quelques années, quelqu’un avait même collé sa photo ici », dit son voisin de banc, en montrant le tunnel des Facultés qui déverse sur la place son flot incessant de voitures. Que font-ils là tous les deux, en milieu d’après-midi, dans les gaz d’échappement ? « On attend un visa ! » répondent-ils en riant, avant d’ajouter : « On passe le temps. De toutes façons, on n’a pas de boulot ! ».
La place Audin est le lieu de rendez-vous favori des Algérois. Elle se situe au carrefour de deux des artères les plus connues d’Alger, la rue Didouche (ex-rue Michelet) et le boulevard Mohammed-V (ex-Camille-Saint-Saëns). Taxis et bus s’y croisent sans discontinuer. Voilà belle lurette que les plaques « Maurice Audin » qui avaient été apposées en haut de trois réverbères, au moment de l’inauguration de la place, au début des années 1970, sont tombées. Peu importe. Rares sont les Algériens qui ignorent où se trouve la place Audin. A la boutique Audin Sports située sur la place, la vendeuse avoue avec un grand sourire : « Audin ? Je connais ce nom, mais je ne sais pas du tout qui c’est ! » Même perplexité à la librairie Audin, spécialisée dans la vente d’ouvrages universitaires. « C’était un médecin, je crois. Il était du côté des Algériens.
Il dénonçait ce que faisait la France », avance timidement une jeune fille en hidjab. « Il me semble que c’était un poète », dit une étudiante. Sur les murs du magasin, on a dressé d’immenses portraits de l’émir Abd El-Kader (résistant de la première heure à l’occupation française, au XIXe siècle), de Galilée, de Jules Verne, d’Albert Einstein ou encore de Freud. D’Audin, point. « Je n’ai jamais réussi à trouver une photo de lui ! », se désole l’une des responsables de la librairie. Elle se console en imaginant que le disparu ressemblait « à cet homme-là ». Du doigt, elle désigne un mannequin en carton, grandeur nature, qui, entre deux pots de fleurs en plastique, invite les visiteurs à descendre au sous-sol. Comparaison insolite mais pas déplacée. L’homme en carton a une silhouette juvénile. Il porte un pantalon légèrement démodé. A la limite, on pourrait le prendre pour Maurice Audin. Voilà cinquante ans tout juste que ce mathématicien communiste de vingt-cinq ans, assistant à la faculté des sciences d’Alger, marié et père de trois enfants en bas âge, a disparu à Alger. Le 11 juin 1957 au soir, les parachutistes français viennent l’arrêter à son domicile, en pleine « bataille d’Alger ». Ils le soupçonnent d’aider les indépendantistes du Front de libération nationale (FLN). Dix jours plus tard, le 21 juin, Josette Audin, enseignante en mathématiques dans un lycée d’Alger, apprend que son mari s’est « enfui » de la Jeep qui le transférait d’un lieu de détention à un autre. Depuis, plus rien. Maurice Audin s’est volatilisé. Son corps n’a jamais été retrouvé. Et la version officielle donnée par l’armée n’a jamais été rectifiée, même s’il est à présent admis que le jeune universitaire est mort sous la torture, au centre d’interrogatoires d’El-Biar, sur les hauteurs d’Alger, là même où a été supplicié Henri Alleg, directeur du journal Alger républicain et futur auteur de La Question. Difficile de croire que ce bâtiment de cinq étages, aujourd’hui transformé en immeuble d’habitations, a pu abriter tant de souffrances. Une centaine de familles vivent dans ce HLM hérissé de paraboles, d’où l’on aperçoit chaque nuit le minaret illuminé de la place Kennedy toute proche. Nassim, 25 ans, jeans et tee shirt bleu ciel, queue de cheval dans le cou, est né ici. « Mon père m’a tout expliqué. Ici, c’était un des pires centres de torture de l’armée française en 1957. Audin ? Non, ça ne me dit rien. Mais je sais qu’un avocat, Ali Boumendjel, a été jeté du haut du cinquième étage, sur ordre d’Aussaresses, ainsi qu’un imam », raconte-t-il. Place du 1er-Mai, dans le quartier dit du Champ-de-Manoeuvre, l’immeuble HLM où ont habité Maurice Audin et sa famille existe toujours. Ceux qui occupent aujourd’hui, au troisième étage droite, le trois-pièces abandonné en mars 1962 par Josette Audin en raison des menaces de l’OAS, connaissent l' »affaire Audin ». « Nous sommes arrivés ici en 1962, en provenance de Batna, dans les Aurès.
Ma mère a eu vingt enfants, dont dix qu’elle a élevés dans cet appartement. Moi-même, j’ai grandi ici », dit en souriant l’habitant des lieux, un homme d’une quarantaine d’années, employé dans une société de transports, qui rentre tout juste de la mosquée. Maurice Audin ? Oui, il sait qu’il a vécu ici. « Les « anciens » parlent encore de lui, de temps en temps. Dites à sa femme et à ses enfants qu’ils sont les bienvenus ici », poursuit-il devant son épouse, une jeune femme vêtue d’un hidjab noir et d’une djellaba rouge, entourée de leurs quatre jeunes enfants. Pour ce couple, Maurice Audin était « un homme très brave », qui a eu « un rôle pendant la révolution ». Lequel ? L’un et l’autre l’ignorent. En revanche, ils savent à quoi ressemblait le diparu. « Il y a quelques années, un peintre avait placardé la photo d’Audin partout dans Alger.
Il y avait son portrait, en bas, sur le mur de l’immeuble », se souvient le mari. « Oui, c’est comme cela que nous savons à quoi il ressemblait ! » ajoute la femme. C’est en avril 2003 que Maurice Audin reprend brusquement vie à Alger. Un des plus grands noms de l’art contemporain, Ernest Pignon-Ernest, décide cette année-là de faire ressortir le mathématicien de l’oubli et de contribuer, à sa manière, à la réconciliation entre la France et son ancienne colonie. Pour lui, « la singularité tragique » d’Audin, ce corps que l’on n’a jamais retrouvé, « ce mensonge, ce non-dit », symbolisent parfaitement la relation franco-algérienne. Après s’être imprégné de la vie du disparu à l’aide de photos, de livres, d’entretiens, Pignon-Ernest réalise un portrait d’Audin et en fait un tirage sérigraphique. Il se rend ensuite à Alger et colle sur les murs de la ville une trentaine de ces images, dans les lieux où a vécu, travaillé et souffert Audin.
Au fil des mois, les dessins vont s’enrichir de graffitis, de déchirures, de traces d’humidité et de pollution… Pignon-Ernest s’en réjouit. Il travaille sur l’éphémère. Son objectif n’est pas de durer, mais d’amener à regarder différemment les lieux où figuraient ses oeuvres, après leur disparition. Pari tenu. Il ne reste plus rien, aujourd’hui, des sérigraphies de Pignon-Ernest. Mais beaucoup s’imaginent avoir vu Maurice Audin, ici et là à Alger, y compris sur des murs où son portrait n’a jamais figuré. L’absent est devenu présent, ainsi que le souhaitait l’artiste.
Florence Beaugé Article paru dans l’édition du 21.06.07.