Documents « Comité Audin »

par Ajma

L’affaire Maurice Audin : réponse de Laurent Schwartz à Pierre Messmer

20 Octobre 1960
François-René  Julliard

Le texte que nous présentons est la réponse du mathématicien Laurent Schwartz à Pierre Messmer, alors ministre des armées. Laurent Schwartz a également transmis cette lettre au comité Maurice Audin (dont il est le président depuis le décès du doyen Albert Châtelet), qui l’a adressée au Monde afin que celui-ci la rende publique, ce qu’il a fait dans son édition du 20 octobre 1960. La France, qui à l’initiative du général de Gaulle a changé de constitution et est ainsi passée de la IVe à la Ve République, est alors engagée depuis 1954 dans ce que l’on n’appelle pas encore la guerre d’Algérie.

Laurent Schwartz, mathématicien dont les travaux sont largement reconnus au niveau universitaire (il a obtenu la médaille Fields en 1950), a déjà utilisé sa notoriété pour servir  de nombreuses causes politiques. Trotskyste durant une dizaine d’années, il adhère à la Nouvelle Gauche, avant de participer à la fondation du PSU le 3 avril 1960. Son engagement est avant tout celui d’un anticolonialiste, pendant la guerre d’Indochine, pour le Maroc et la Tunisie, et enfin pendant la guerre d’Algérie. Avant d’adhérer au comité Maurice Audin, il a, au début de la guerre, fait partie du « Comité des intellectuels contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord ».

Il signe la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », plus connue sous le nom de « Manifeste des 121 » (intellectuels), qui est publié le 6 septembre 1960 dans le journal Vérité-Liberté, puis relayé par Les Temps modernes. Ce manifeste, qui reconnaît le droit moral à l’insoumission mais ne constitue pas pour autant un appel à la désertion, provoque une réaction des autorités : Laurent Schwartz est révoqué de l’Ecole polytechnique (par la décision de Pierre Messmer, ministre des armées, et non par le ministre de l’Education nationale), tandis que Pierre Vidal-Naquet, son ami et collègue au comité Maurice Audin, est suspendu de son poste d’assistant d’histoire à la faculté des lettres de Caen.

Dans sa réponse à Messmer, L. Schwartz rappelle son engagement contre la torture au sein du Comité Maurice Audin et lui oppose la décision de Messmer de promouvoir le capitaine Charbonnier au grade d’officier de la Légion d’honneur et le commandant Faulques au rang de commandeur. L. Schwartz laisse entendre de manière claire que tous deux ont pratiqué la torture. En effet, les recherches du comité Maurice Audin (L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet, puis la brochure La Mort de Maurice Audin datant de décembre 1959) ont établi que le capitaine Charbonnier aurait étranglé Maurice Audin au cours d’une séance de torture, le tuant accidentellement ; quant au capitaine Roger Faulques, il est également accusé par le comité d’avoir torturé Audin ; il est en outre cité par Henri Alleg, l’auteur de La Question, comme un des militaires qui l’ont torturé.

Outre les récompenses honorifiques accordées aux militaires ayant participé à la « bataille d’Alger », le Comité Maurice Audin dénonce, durant la même période, le fait que l’arrivée du général de Gaulle n’a en rien fait cesser la pratique de la torture en Algérie mais aussi en France (comme en témoigne le livre La Gangrène publié en 1959), alors que certains ministres au pouvoir, comme André Malraux, affirment le contraire. La révocation de L. Schwartz témoigne du contrôle étroit que le pouvoir gaulliste entend maintenir sur la société civile dès que la guerre d’Algérie est évoquée ; il agit en cela dans la continuité des gouvernements successifs de la IVe République. Cette révocation témoigne aussi d’une forme d’arbitraire, puisqu’il est l’un des seuls professeurs, avec Pierre Vidal-Naquet, à subir des sanctions, tandis que d’autres ne sont pas inquiétés, comme Madeleine Rebérioux, qui est pourtant elle aussi membre du Comité Maurice Audin.

L. Schwartz souligne dans son autobiographie (Un mathématicien aux prises avec le siècle, 1997) qu’il reçoit de nombreux soutiens d’universitaires, notamment des mathématiciens, qui refusent de se présenter à sa succession à l’École polytechnique. Il est finalement réintégré à son poste en 1963, c’est-à-dire après la fin de la guerre.