Historique

par Ajma

Une brève histoire de l’Association Maurice Audin

Pierre Mansat [dans « Réparer l’injustice : l’Affaire Maurice Audin », ouvrage coordonné par Sylvie Thénault et Magalie Besse, IFJD]

L’Association Maurice Audin, telle qu’elle existe aujourd’hui, a été créée en 2004 par le mathématicien Gérard Tronel et moi-même. J’en raconte ici la gestation au début des années 2000 et décris quelques-uns de ses moments les plus forts.

De l’Appel des Douze à l’inauguration de la place Maurice-Audin à Paris

L’affaire Audin fait partie de mon patrimoine politique de militant communiste. J’ai eu l’occasion de rencontrer des « soldats du refus », comme Claude Voisin, Jean Vendart, René Boyer, qui m’ont parlé de la guerre d’Algérie. Au cours des années 1990, j’ai participé à la création, avec des communistes du vingtième arrondissement de Paris d’un comité qui aidait des Algériens réfugiés en France pour échapper aux assassins islamistes. Là nous avons invité plusieurs fois Henri Alleg qui, au cours d’une de ces rencontres, m’a parlé longuement de Maurice Audin.

La question de la torture pendant la guerre d’Algérie est revenue dans l’actualité à partir du témoignage de Louisette Ighilahriz que Le Monde a publié en juin 2000. D’autres événements ont alimenté le débat sur la torture ces années-là, en particulier les travaux menés par une nouvelle génération d’historien-ne-s Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche notamment, les articles de Florence Beaugé, et l’Appel de douze « grands témoins de la guerre d’Algérie », qui demandaient au président Jacques Chirac et au premier ministre Lionel Jospin de condamner la torture utilisée par la France, « l’armée de la République », en Algérie. Cet appel fut publié par L’Humanité en octobre 2000. Parmi les douze, le mathématicien Laurent Schwartz qui, au cours de la conférence de presse présentant l’appel, souhaita la formation de comités pour parler de cette guerre.

C’est à la suite de cet appel que, devenu adjoint au maire de Paris, je décidai de lancer, avec mes amis du groupe communiste au conseil de Paris, l’idée de donner le nom de Maurice Audin à une rue de Paris, comme cela avait été fait dans plusieurs autres villes. Le conseil de Paris a adopté ce vœu dès 2001. La première proposition, renommer ainsi la rue des Tourelles, le long du siège des services secrets près de la porte des Lilas était un peu trop provocatrice pour aboutir.

Un comité de parrainage a alors été créé, en lien avec Josette Audin, et s’est réuni trois fois à l’Hôtel de Ville.

Gérard Tronel en fut une des chevilles ouvrières. Né en 1934, ce mathématicien avait participé au Comité Audin, comme élève de Laurent Schwartz et « comme petite main » selon son expression. C’était un remarquable enseignant, très actif notamment dans la popularisation des mathématiques. Le combat pour la vérité dans l’affaire Audin lui tenait particulièrement à cœur.

Participèrent au comité de parrainage la plupart des « Douze », Josette Audin et Henri Alleg, l’ethnologue Germaine Tillion, Simone de Bollardière (la veuve du général Pâris de Bollardière, qui avait fait deux mois de forteresse pour s’être opposé à la torture), les historiens Madeleine Rebérioux et Pierre Vidal-Naquet, les avocates Nicole Dreyfus et Gisèle Halimi, Noël Favrelière (rappelé et déserteur pendant la guerre d’Algérie), le mathématicien Laurent Schwartz, ainsi que beaucoup d’autres personnalités, parmi lesquelles le journaliste Charles Silvestre (à l’origine de la publication de l’Appel des douze), l’avocat Jean-Jacques de Felice, les mathématiciens Jean-Pierre Kahane (qui avait été récipiendaire du pris Maurice Audin dans sa jeunesse) et Michel Broué, ainsi que Jean Vendart dont j’ai déjà parlé. Laurent Schwartz présida la première réunion de ce comité de parrainage, mais mourut peu après (juillet 2002).

Le maire de Paris, Bertrand Delanoë, m’exprima son accord, un lieu fut trouvé, une petite place sur la rue des Écoles, près de Jussieu et de la Mutualité. Le 22 octobre 2003, le Conseil de Paris, à une très large majorité, ratifia la décision, malgré l’opposition du maire du cinquième d’alors, Jean Tiberi, qui prétexta que Maurice Audin n’avait aucun lien avec cet arrondissement. Bertrand Delanoë inaugura la « place Maurice-Audin », avec Pierre Vidal-Naquet, Josette Audin et sa famille, et une foule émue, dans laquelle je me souviens que se trouvaient, outre les membres du comité de parrainage que j’ai déjà nommés, les avocats Roland Rappaport et Claire Hocquet, les soldats du refus Jean Clavel et Alban Liechti, l’ambassadeur d’Algérie, le communiste algérien Boualem Khalfa, les historiens Benjamin Stora, Raphaëlle Branche, Gilles Manceron, la secrétaire nationale du PCF Marie-George Buffet, le dirigeant socialiste Claude Estier, l’artiste Ernest Pignon-Ernest (auteur d’un « parcours Maurice Audin » dans les rues d’Alger), l’écrivain Michel Vinaver (auteur notamment de la pièce Les Huissiers, en partie inspirée par l’affaire Audin), l’ancien ministre Jack Ralite, et des élues et élus communistes et socialistes…

Devant un grand portait de Maurice Audin, souriant en levant les yeux au ciel, le maire de Paris déclara : « Les noms des rues ont une force symbolique propre, qui façonne l’identité d’une cité et la mémoire collective de ses habitants. Donner le nom de Maurice Audin à une rue de la capitale, c’est d’abord rendre hommage à son courage et à la force de son engagement. C’est ensuite reconnaître la justesse de son combat, et jeter par là même un regard lucide sur une période de notre histoire, encore largement occultée ». Avant lui Pierre Vidal-Naquet, l’historien qui dès 1958 avait proclamé la vérité, déclara agir pour que « dans l’histoire des deuils, il y ait une place pour ce tout jeune homme. Jeune homme militant jusque dans les heures les plus sombres ». Il conclut en rappelant que « jusqu’à ce jour, la République n’a toujours pas reconnu ce meurtre. Celui qui l’a tué a poursuivi sa carrière et est mort avec la Légion d’honneur… j’ai bien dit d’honneur ».

Et Josette Audin déclara, le lendemain, à L’Humanité, « Je n’éprouve pas de grande joie, car cet hommage se rapporte à des événements tragiques qui ne peuvent, en aucun cas, rendre joyeux. Dans mon esprit, il y a encore beaucoup de choses à faire. La vérité n’est pas connue. Le crime n’a jamais été admis par la République. Le criminel, lui, est mort de sa belle mort, couvert d’honneur, tandis que la torture en Algérie, elle, n’a toujours pas été reconnue par l’État français. Alors oui, encore une fois, il reste bien des choses à faire… La lutte continue ».

La création de l’Association Maurice Audin et le prix de mathématiques

Il restait bien des choses à faire, mais le comité de parrainage n’avait plus de raison d’être. Au lendemain de l’inauguration, Gérard Tronel me proposa de transformer ce comité en une association chargée de poursuivre la lutte, et son idée était de faire renaître un prix de mathématique Maurice Audin.

Il y avait eu, dans les années 1958-63, un prix de mathématique portant ce nom. Les lauréats en furent de jeunes mathématiciens (qui sont tous devenus célèbres), Jacques-Louis Lions, Jean-Pierre Kahane (comme je l’ai dit plus haut), André Néron, Michel Lazard, Marcel Berger, Paul-André Meyer, Pierre Cartier. L’un des objectifs de ce prix était de tenir en éveil la communauté mathématique sur l’affaire Audin et de créer un événement ayant un écho dans l’opinion publique. Mais en 1963, la guerre d’Algérie terminée, le prix disparut. L’idée de Gérard Tronel était de recréer un prix, différent, qui affirme la solidarité des peuples algérien et français. Le prix serait décerné conjointement à un Français et à un Algérien, et comprendrait une obligation d’échange.

Gérard Tronel, passionné et d’une gentillesse extrême, a tenu les rênes de l’association jusqu’à sa mort en 2017, en lien étroit avec Josette Audin. Il fallait à la fois rassembler des mathématiciens assez renommés pour que le prix soit crédible, trouver des financements, des partenaires, en France, les sociétés savantes, l’Institut Poincaré, et en Algérie la direction générale de la recherche, et des lieux pour les cérémonies publiques de remise des prix, Hôtel de Ville de Paris, Bibliothèque nationale de France… Les jurys du prix ont toujours été présidés par des mathématiciens de très grand renom (avec médailles Fields), Pierre-Louis Lions, Wendelin Werner, puis Cédric Villani. Ces cérémonies furent des moments où la lutte pour que la torture soit reconnue par la République s’exprima publiquement, où les différentes avancées du combat eurent leur retentissement.

Voici une description de quelques actions que l’association a menées, ou qui l’ont incitée à se mobiliser, en dehors du prix.

C’est principalement la volonté de Josette Audin qui agissait comme un catalyseur sur les membres de l’Association. En 2007 nous nous sommes efforcés de populariser la lettre qu’elle adressait à Nicolas Sarkozy, nouvellement élu président de la République, et à laquelle il ne se donna pas la peine de répondre. En 2010, la sortie du film Maurice Audin la Disparition de François Demerliac fut un nouveau signal d’une relance du combat pour la vérité. De même les recherches de Nathalie Funès, qui informa la famille Audin en novembre 2011 de ce qu’elle a trouvé dans les papiers du colonel Godard, une première source militaire qui reconnaissait l’assassinat de Maurice Audin. La nouvelle lettre que Josette Audin adressa, le 6 août 2012, au nouveau président, François Hollande, lui demandant de prononcer « une condamnation ferme de la torture et des exécutions sommaires commises par la France pendant la guerre d’Algérie ». La publication du livre Une Vie brève, de Michèle Audin, en 2013, contribua, elle aussi, à relancer l’action de l’association. L’historique des déclarations attendues et finalement très décevantes du président Hollande est fait ailleurs dans ce livre.

La période fut d’autant plus difficile pour l’association que Gérard Tronel était gravement malade. La dernière photographie qui le montre avec Josette Audin, à l’Institut Henri Poincaré, date précisément du moment de cette déception. Il est mort le 25 août 2017.

Il fallait pourtant reprendre le flambeau, d’autant plus qu’une fenêtre pouvait s’ouvrir.

Vers la déclaration du 13 septembre 2018

Le 12 janvier 2018, au cours de l’hommage que ses collègues rendaient à Gérard Tronel, Cédric Villani déclara qu’Emmanuel Macron avait « l’intime conviction que Maurice Audin a été tué par des soldats français ». Un mois plus tard, le 14 février, les députés Sébastien Jumel et Cédric Villani, en présence de Josette Audin, Pierre Audin, Claire Hocquet, avocate de la famille et d’un ministre conseiller de l’Ambassade d’Algérie, donnèrent une conférence de presse.

L’association, qui était présente lors de ces événements, a publié, le 21 mars 2018 une déclaration offensive dont voici un extrait : « Ces dernières semaines l’affaire Maurice Audin est revenue sur le devant de la scène. […] Ces prises de position ont été largement relayées par les médias. Permettant même de faire surgir des témoignages comme celui d’un appelé publié dans L’Humanité. Un espoir s’est levé. Mais il ne doit pas être déçu.

C’est une certitude, établie de longue date : Maurice Audin a été enlevé, détenu, torturé, et exécuté/assassiné par des soldats français qui ont fait disparaitre son corps. Il est une des victimes de la torture et du système répressif mis en place. À travers l’armée française, c’est bien la responsabilité de l’État qui est engagée. Détermination, car nous continuerons à agir sans relâche pour cette reconnaissance : réunions publiques (22 mai 2018), mobilisation des réseaux sociaux, attribution du prix de mathématiques Maurice Audin, érection d’une stèle commémorative au cimetière du Père-Lachaise… Nous ne lâcherons pas. »

Toutes ces actions, la volonté affirmée par Emmanuel Macron dès son élection, les piqûres de rappel que sans doute lui donna Cédric Villani, la ténacité de Josette Audin, se concrétisèrent dans une série de réunions à l’Élysée, auxquelles participèrent Josette et Pierre Audin, les historiens, Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche et Benjamin Stora, le documentariste François Demerliac, les journalistes Nathalie Funès et Maud Vergnol, et une délégation de l’association (Gilles Manceron, Michel Broué, Pierre Mansat). Une série de réunions eut lieu au printemps et au début de l’été 2018, qui aboutirent à la déclaration qu’Emmanuel Macron apporta à Josette Audin le 13 septembre 2018, et dont la grande portée est étudiée ailleurs dans ce livre.

Le lendemain, nous étions avec Josette et Pierre Audin à la fête de L’Humanité, pour une cérémonie extrêmement émouvante. Josette fut ovationnée en présence de Pierre Laurent, Meriem Derkaoui (maire d’Aubervilliers), Cédric Villani, Sébastien Jumel, Maud Vergnol, et d’une foule bouleversée et nous participâmes à l’inauguration d’une place Audin dans la fête.

Josette Audin est décédée le 2 février 2019. Peut-être l’association l’a-t-elle aidée dans son combat.

Une stèle au Père Lachaise

La municipalité parisienne a repris notre suggestion d’ériger une stèle commémorative au cimetière du Père Lachaise. Le vœu de l’exécutif a été voté, à l’unanimité, par le Conseil de Paris en mai 2018 : « Considérant que la Ville de Paris a rendu un hommage public en 2004 en inaugurant une place à son nom dans le 5e arrondissement, mais que le projet de stèle commémorative y afférent n’a pas pu aboutir ; Considérant que Maurice Audin, dont le corps n’a jamais été retrouvé, n’a pas de sépulture et que la construction effective d’une stèle permettrait de prolonger l’engagement de la municipalité ; Sur proposition de l’exécutif municipal, le Conseil de Paris émet le vœu qu’une stèle commémorative soit réalisée en hommage à Maurice Audin au cimetière du Père Lachaise

Il a finalement été décidé de réaliser un cénotaphe (monument funéraire ne contenant pas de corps) près du Mur des Fédérés, et de l’inaugurer le 11 juin 2019.

Paris le 27 mai 2019