Biographie

par Ajma

« Il n’y aurait pas eu d’affaire Audin sans Josette Audin »

Josette Audin, morte samedi 2 février, s’était battue toute sa vie pour que l’État français reconnaisse sa responsabilité dans la disparition de son mari, le mathématicien Maurice Audin, pendant la guerre d’Algérie.

Par Nathalie Funes

Publié dans l’Obs, le 03 février 2019 à 19h51

La dernière fois que nous avions été la voir, c’était à la mi-décembre. Nous lui avions demandé ce qu’elle avait emporté, en 1966, après le coup d’Etat de Houari Boumediene, quand elle avait quitté l’Algérie pour rejoindre la France, en passant par le Maroc et l’Espagne, avec ses trois enfants, dans une voiture bourrée à craquer. Comme souvent, Josette Audin avait d’abord répondu par un silence. Puis elle avait lâché six mots, pas un de plus.

« J’ai pris les choses importantes, les livres et les photos. »

Les livres qui avaient traversé la Méditerranée étaient encore-là, un demi-siècle plus tard, dans la bibliothèque de son salon, perché au cinquième étage d’un immeuble blanc de Bagnolet, en banlieue parisienne. Et les photos aussi, les rares portraits en noir et blanc, visage resté à jamais enfantin, de son mari, Maurice Audin. Le combat de toute sa vie.

26 ans, trois enfants de 1 mois à 3 ans

Le jeune homme était assistant en mathématiques à la faculté d’Alger, adhérant du Parti Communiste Algérien (PCA) et militant anticolonialiste. Il a 25 ans quand les militaires viennent l’arrêter, le mardi 11 juin 1957, à 23 heures, dans son appartement de la rue Flaubert, au cœur du quartier du Champ-de-Manœuvre, à Alger. Josette, 26 ans, est là. Leurs trois enfants, Michèle, 3 ans, Louis, 1 an et demi, et Pierre, 1 mois, aussi. Elle s’inquiète de savoir quand son époux va revenir. L’un des militaires lui répond :

« S’il est raisonnable, il sera de retour ici dans une heure. »

Maurice Audin est conduit dans un immeuble en construction d’El Biar, sur les hauteurs de la ville, transformé en centre de détention par l’armée française. Torturé à mort ? Exécuté ? Il n’en est jamais revenu. Le 1er juillet 1957, vingt jours après l’arrestation, un lieutenant-colonel tente de faire croire à Josette Audin que son mari s’est évadé lors d’un transfert. Elle dépose plainte contre X pour homicide volontaire.

« Il n’y aurait pas eu d’affaire Audin sans Josette Audin », a l’habitude de dire sa fille, Michèle, mathématicienne, comme son frère Pierre et auteur de nombreux ouvrages, dont « Une vie brève » (Gallimard), un livre très émouvant sur son père. Josette participe à la création d’un Comité Maurice Audin, sonne à toutes les portes, celles des avocats, des journalistes, des militants des droits de l’homme, des politiques.

Les soutiens se réduisent comme peau de chagrin dans une Algérie déchirée par la guerre et où les anticolonialistes sont minoritaires. En mars 1962, au moment des Accords d’Evian qui organisent l’indépendance, un décret amnistie « les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». Un non-lieu est prononcé, suite à la plainte contre X, pour insuffisance de charges, le mois suivant.

La veuve qui a réclamé la vérité à huit présidents

Josette Audin n’a pas beaucoup de temps libre entre ses cours de mathématiques au lycée d’Argenteuil et ses trois enfants qu’elle élève seule. Mais elle ne renoncera jamais. En 2001, après de nouvelles révélations sur la torture par « le Monde » et la publication des Mémoires du général Paul Aussaresses, où il détaille ses exactions, elle déposera une nouvelle plainte pour séquestration et crime contre l’humanité qui aboutira encore à un non-lieu l’année suivante.

« The widow who asked eight French presidents for the truth » (« La veuve qui a réclamé la vérité à huit présidents français ») a titré le site de la BBC à la mi-janvier, dans un article. A chaque élection, Josette Audin prend la plume pour écrire au nouveau locataire de l’Elysée… et se heurte à un mur.

François Mitterrand ? Ministre de la Justice du gouvernement Guy Mollet, pendant la bataille d’Alger, encore en fonctions le jour où Maurice Audin est arrêté. Jacques Chirac ? Engagé volontaire pendant la guerre d’Algérie, alors que son statut d’ancien élève de l’ENA, l’en dispense. Nicolas Sarkozy ? Il ne prend même pas la peine de répondre au courrier qu’il reçoit :

« Mon mari s’appelait Maurice Audin. Pour moi il s’appelle toujours ainsi, au présent, puisqu’il reste entre la vie et la mort qui ne m’a jamais été signifiée ».

François Hollande, lui, se contente d’un – petit – pas. Il ouvre une partie des archives, déclare « les documents et les témoignages […] suffisamment nombreux et concordants pour infirmer la thèse de l’évasion » et admet que Maurice Audin est mort durant sa « détention ».  

Les gens comme Josette, ça oblige

Né quinze ans après la fin de la guerre d’Algérie, un « poison » distillé dans la société française selon lui, Emmanuel Macron est le premier président de la Ve République à avoir été aussi loin. Le 13 septembre, au domicile de Josette, il reconnaît la responsabilité de l’Etat français dans la mort de Maurice Audin, annonce la dérogation générale des archives relatives aux « disparus » de la guerre d’Algérie et encourage les témoins à faire connaître la vérité.

 « Quand il y a des gens comme Josette qui se battent pendant des décennies, sans rien lâcher, ça oblige », dit-il, assis dans le canapé noir du salon.

« Ça oblige parfois, lui répond-elle. Ça prend du temps… « . La photo dédicacée et encadrée du président de la République prise lors de sa visite est allée rejoindre celles de Maurice Audin, sur les étagères du salon.

Josette Audin aurait dû avoir 88 ans le 15 février prochain. Elle aura été veuve à peine mariée. Elle aura aussi connu une enfance un peu grise, de celles que raconte Albert Camus dans son roman autobiographique et inachevé, « le Premier homme ».  Elle est née et a grandi à Bab-el-Oued, le quartier algérois des Européens les plus pauvres.

Dans l’appartement, où l’évier de la cuisine sert à la toilette du soir, Josette dort avec sa grand-mère et ses deux petites sœurs, à quatre dans la même chambre. Sa mère, d’origine piémontaise, est morte à 25 ans (l’âge qu’avait Maurice Audin au moment de son arrestation). La fillette n’a alors que 3 ans (comme sa fille aînée, Michèle, en 1957). L’histoire pour Josette Audin s’est désespérément répétée.

Ne jamais connaître la vérité

Elle est la première de la classe. Son institutrice l’aide à devenir aussi la première femme de la famille à faire des études, lui prête des livres, lui donne des cours gratuitement le soir, convainc la grand-mère et le père à l’autoriser à passer l’examen de sixième pour entrer au lycée. Josette rencontre Maurice sur les bancs de la faculté d’Alger. Les liens se resserrent au sein de la cellule des étudiants communistes, où ils militent tous les deux. Les années d’insouciance auront été peu nombreuses. 

Il y a un an presque jour pour jour, le 14 février 2018, date anniversaire de la naissance de Maurice Audin, lors d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale, organisée par Cédric Villani, député LREM et Sébastien Jumel, élu communiste, pour réclamer « une parole forte au plus haut niveau de l’Etat », Josette Audin, assise à la tribune, n’avait pris que quelques minutes la parole, comme à son habitude.

Dans un souffle, elle avait murmuré :

« Tous les militaires impliqués dans l’affaire Audin sont morts tranquillement ou vont bientôt mourir sans avoir dit ce qu’ils avaient fait de Maurice Audin. »

Josette Audin est morte sans savoir comment a été tué son mari. Et c’est une tristesse supplémentaire pour tous ceux qui l’ont connue. 

Josette Audin, communiste et anticolonialiste

Le Monde 04 février 2019

Elle consacra une grande partie de sa vie à obtenir la vérité sur la disparition du mathématicien Maurice Audin, enlevé en 1957 par l’armée française en Algérie : Josette Audin, sa veuve, est morte samedi 2 février à l’âge de 87 ans.

Par Philippe-Jean Catinchi 
Le Monde 04 février 2019

Veuve du mathématicien Maurice Audin, enlevé par l’armée française et « disparu » en juin 1957, Josette Audin dont la vie fut consacrée à obtenir la vérité sur ce crime d’Etat, est morte samedi 2 février, à l’âge de 87 ans. Soit quelques mois à peine après avoir reçu du président de la République une demande de pardon qu’elle n’espérait plus, au terme de soixante ans de combat.

Josette Sempé naît à Alger en 1931. Elle a 20 ans quand elle rencontre à la faculté le jeune Maurice Audin. Les deux jeunes gens partagent le même âge, la même passion pour les mathématiques, le même amour de l’Algérie, de ses peuples et de ses traditions, le même rejet du colonialisme, la même conviction que les Algériens ont droit à la dignité et à l’autodétermination. Lorsque le conflit éclate, fin 1954, ces deux membres du Parti communiste algérien communient dans l’espoir d’une émancipation du territoire. Ils se marient en janvier 1953 et, très vite, la famille s’agrandit. Michèle naît en janvier 1954, Louis et Pierre suivront bientôt en 1955 et 1957.

Avant même d’obtenir sa licence en juin 1953, Maurice est recruté comme assistant à la faculté par René de Possel, cofondateur du groupe Bourbaki, en poste à Alger depuis 1941. Si leurs convictions politiques, les amènent à diffuser des tracts, à héberger des militants clandestins dans leur logement HLM de la rue Flaubert, voire à aider à l’exfiltration de certains leaders indépendantistes, les époux Audin vivent au grand jour leurs convictions comme leur engagement pédagogique (Josette est, elle, en poste au lycée Gautier).

Porte plainte pour « homicide volontaire »

Mais la  bataille d’Alger, dès janvier 1957, change la donne. Maurice est arrêté à son domicile peu avant minuit le 11 juin par des militaires français, emmené au centre de triage d’El-Biar, torturé des jours durant, à en mourir, avant d’être déclaré « disparu » à l’occasion d’un hypothétique transfert. Une fable que Josette n’admet pas. Elle n’aura dès lors de cesse qu’elle ne fasse établir la vérité sur l’assassinat de son époux par l’armée française.

Dès le 4 juillet, elle porte plainte pour « homicide volontaire » . Sans illusion – l’instruction, dépaysée d’Alger à Rennes en 1960 se conclura d’ailleurs par un non-lieu pour « insuffisance des charges ». Mais l’engagement communiste de Maurice apporte d’autres relais – articles de L’Humanité, tribunes dans Le Monde – pour éviter que l’affaire ne soit enterrée.

Le monde scientifique et intellectuel s’émeut aussi. Tandis que se constitue dès novembre 1957 un comité Maurice-Audin, où l’on retrouve les historiens Henri-Irénée Marrou et Madeleine Rebérioux, le biologiste Jacques Panijel, ou encore le mathématicien Laurent Schwartz, qui l’a cofondé, salue en Sorbonne, le 2 décembre, la thèse d’Audin dont il est le rapporteur, tandis que Possel en expose les résultats. Une soutenance in absentia qui vaut manifeste. Quelques jours plus tôt, le 26 novembre, une conférence de presse, en présence de Josette Audin mais aussi du philologue Louis Gernet et de l’historien Jean-Pierre Vernant, première manifestation publique du comité, en avait assuré la publicité. Et, partant, le succès.

Un second comité, fondé par l’historien Pierre Vidal-Naquet, en poste à la faculté de Caen, réunit dès 1958 des professeurs de lycée : Mona et Jacques Ozouf, Michelle et Jean-Claude Perrot. Car désormais, c’est avec la rigueur du chercheur que l’enquête est reprise. Vidal-Naquet en fait un livre-réquisitoire, L’Affaire Audin, paru chez Minuit en mai 1958, qui dénonce l’imposture de la thèse officielle pour lui substituer l’hypothèse d’un décès sous la torture. Un formidable soutien au livre d’Henri Alleg, La Question, paru chez le même éditeur en février, et aussitôt censuré. Il faut dire que l’auteur, journaliste directeur d’Alger républicain, quotidien interdit dès septembre 1955, y dénonçait la torture des civils par les parachutistes et campait la figure d’un Audin déjà victime de sévices. C’est du reste en se rendant le 12 juin 1957 chez Josette et Maurice qu’Alleg était tombé dans une souricière tendue par les militaires.

Difficile retour en France

L’opinion est édifiée, mais le pouvoir reste inflexible. Si le comité publie en 1962, chez Minuit toujours, un recueil de textes officiels mais tenus secrets sur le système répressif en Algérie, La Raison d’Etat, un décret d’amnistie en mars 1962 augure mal du succès de Josette. « Cadavre sur parole », Maurice Audin est présumé disparu, puis mort, et l’affaire est déclarée « éteinte » en 1966 par la Cour de cassation qui rejette l’appel de Josette Audin l’année même où une deuxième loi d’amnistie verrouille davantage le travail des historiens (deux autres suivront en 1968 et 1982).

Josette poursuit son combat mais refuse l’exposition publique. Quand le cinéma s’empare du sujet avec l’adaptation en 1977, par Laurent Heynemann, de La Question, d’Alleg – Truffaut avait, dès 1962, envisagé de le traiter mais avait reculé devant la nécessité d’exposer les raisons de chacun, donc de nuancer la responsabilité de l’armée –, Josette Audin est gênée de se voir en Françoise Thuries (la comédienne incarnant Josette Oudinot inspirée de sa propre vie). Si elle défend le film, elle reste en retrait.

C’est vrai que le retour en France a été difficile. Volontairement demeurée en Algérie à l’indépendance, elle s’est résolue à traverser la Méditerranée peu après le coup d’Etat de Houari Boumediene, en juin 1965. Mais nommée au lycée d’Etampes en 1966, elle doit demander sa mutation, devant l’hostilité du proviseur, pour s’établir à Argenteuil.

L’affaire « éteinte », le deuil reste impossible. Et la flamme se ravive lorsque les Mémoires du général Aussaresses (Services spéciaux, Algérie 1955-1957, éditions Perrin), en mai 2001, relancent le débat sur la torture en Algérie et l’assassinat de Maurice. Le 16 mai, Josette porte plainte contre X pour « crimes contre l’humanité » et « séquestration », même si l’espoir d’aboutir est mince. Certes, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, inaugure une place Maurice-Audin dans le 5e arrondissement, en mai 2004, et elle est présente au côté de Pierre Vidal-Naquet, mais l’exécutif est moins attentif, et Nicolas Sarkozy, interpellé sur l’affaire en 2007, ne répond pas.

Du coup Michèle Audin, fille aînée du couple, mathématicienne elle aussi, refuse la Légion d’honneur que le locataire de l’Elysée voulait lui remettre sur sa réserve présidentielle en janvier 2009, jugeant la distinction « incompatible avec cette non-réponse ». Secouée par cette violence inacceptable, Michèle écrira un formidable récit consacré à ce père qu’elle a à peine connu (Une vie brève, L’Arbalète-Gallimard, 2013).

« Décidément, toujours dans l’action »

L’espoir des Audin renaît avec François Hollande, qui accepte, en 2013, la déclassification de documents relatifs à la disparition de Maurice Audin, puis, en 2014, reconnaît le mensonge de l’armée, Hollande saluant le mathématicien comme « mort en détention ». Mais le scandale d’Etat demeure, jusqu’à ce qu’un autre mathématicien, entré en politique, Cédric Villani, médaille Fields 2010, ne convainque le président Macron de solder cette sinistre fable en reconnaissant le crime d’Etat.

Après plus de soixante ans de combats, Josette Audin reçoit à la Fête de L’Humanité, le 14 septembre 2018, une ovation impressionnante. Frêle silhouette acceptant d’échapper un instant à son choix de l’effacement personnel, elle put mesurer, le visage grave et satisfait, l’admiration et le respect d’un public, ému, au lendemain de la victoire qu’elle avait consacré sa vie à obtenir : la vérité contre l’appareil de l’Etat.

La veille, le jeudi 13 septembre, le président Macron était venu solennellement dans son appartement à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) lui demander « pardon », refusant que ce soit elle qui le remercie, ce qu’en esprit fort, elle fit néanmoins.

L’historien Benjamin Stora était là et la revoit assise, « ne parlant presque pas ». Quand le président « lui prend la main pour lui dire : “Nous nous excusons pour tout ce qui a été commis contre votre mari”. Elle approuve légèrement, en hochant la tête, et demande si d’autres actions seront reconnues. Et Macron lui répondant : “Décidément, toujours dans l’action, le refus !” » Pourquoi renoncer à ce qui fut sa vie ?