Introduction

par Ajma

Le Comité Audin : les intellectuels contre la torture en Algérie

François-René Julliard
Décembre 2018

La reconnaissance par Emmanuel Macron de la responsabilité de l’État dans la mort de Maurice Audin durant la guerre d’Algérie doit beaucoup au combat militant du Comité Audin.

L’événement a trouvé un écho aussi politique qu’historique : le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron s’est rendu au domicile de Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, pour lui remettre en mains propres une déclaration décisive dans laquelle il reconnaît l’implication de l’État dans la mort de son mari en juin 1957, victime de torture. Alors âgé de 25 ans, ce jeune assistant de mathématiques à la faculté d’Alger mettait la dernière main à sa thèse lorsqu’il a été arrêté à son domicile par les parachutistes du 1er RCP (régiment de chasseurs parachutistes) le 11 juin 1957, en pleine bataille d’Alger. Français d’Algérie favorable à l’indépendance, membre du Parti communiste algérien (PCA) et demeuré en contact avec les secrétaires du Parti entrés dans la clandestinité, Maurice Audin était a priori suspect aux yeux des militaires. Sa femme et ses trois enfants ne devaient plus le revoir.

Dans la déclaration remise à Josette Audin, Emmanuel Macron reconnaît également l’existence d’un « système » de la torture, pratiquée à une vaste échelle durant toute la guerre d’indépendance algérienne – pas seulement, donc, durant la fameuse bataille d’Alger (janvier-octobre 1957). Cet « acte historique fort » – la formule est de Pierre Audin, le fils aujourd’hui retraité, âgé d’un mois lors de l’arrestation de son père – est le résultat d’un long combat militant. Le Comité Maurice-Audin (1957-1963) y contribua de façon essentielle.

Ce comité est créé un soir de novembre 1957 à Paris. Les universitaires, qui y sont majoritaires, se donnent pour tâche de faire toute la vérité sur ce qui est rapidement devenu une « affaire ». Beaucoup ont été sollicités par Josette Audin, via les innombrables lettres qu’elle a envoyées d’Alger. Parmi eux, les jeunes historiens Pierre Vidal-Naquet, Madeleine Rebérioux et Marianne Debouzy, les biologistes Jacques Panijel et Luc Montagnier – futur prix Nobel de médecine -, ou encore le spécialiste de Stendhal Michel Crouzet. Le mois suivant, événement rarissime dans le monde académique, les mathématiciens René de Possel, directeur de thèse d’Audin, et Laurent Schwartz, bientôt président du Comité, organisent la soutenance de thèse in absentia du disparu. L’amphithéâtre de la Sorbonne est bondé.

Tué par les militaires

La première phase d’existence du comité s’achève avec la publication de L’Affaire Audin par Pierre Vidal-Naquet (mai 1958). Avec l’aide de Jérôme Lindon, son éditeur chez Minuit, il démonte minutieusement la version officiellement défendue par l’armée : Audin ne s’est pas évadé lors d’un transfert de prisonniers. A fortiori, il n’a pas rejoint le maquis au côté des fellagas. Il est mort de la main des militaires, bien que des zones d’ombre demeurent encore aujourd’hui sur les circonstances exactes de cet homicide. Sur le plan judiciaire, le Comité remporte à grand-peine une victoire : le transfert en métropole du procès contre X intenté par Josette Audin. Le dossier échappe ainsi au tribunal civil d’Alger et au juge chargé de l’instruction, ouvertement favorable à l’usage de la torture.

Après la parution du livre le 20 mai 1958, quelque peu éclipsée par l’insurrection d’Alger survenue le 13 mai 1958, le Comité élargit son terrain d’enquête. Devenant l’un des centres névralgiques du combat contre la torture, il documente et médiatise tous les cas dont il est informé. Dans cette recherche, il entretient des relations ambivalentes avec son interlocutrice officielle, la Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels. Créée par le gouvernement Mollet sous la pression de l’opinion publique, puis relancée par de Gaulle, la Commission cherche à la fois à faire la lumière sur les exactions et à prévenir tout scandale qui pourrait en découler. En cela, elle s’oppose à la stratégie de divulgation du Comité, qui en retour ne se départira jamais de sa méfiance envers la Commission.

Demeurant actif après le retour du général de Gaulle au pouvoir, le Comité Audin s’affirme, jusqu’à la fin de la guerre, comme un acteur important de l’anticolonialisme en métropole. Disposant de moyens financiers modestes, il peut en revanche compter sur de nombreux soutiens. Les éditions de Minuit et Maspero font paraître ses ouvrages. Le Monde, L’Humanité ou encore Témoignages et documents publient les communiqués du Comité. Ils relaient ses initiatives, prises seul ou avec d’autres associations : meetings d’information, manifestations, sit-in. En mai 1960, le Comité se dote également de son propre journal semi-clandestin, Vérité-Liberté, avec à sa tête Paul Thibaud, futur directeur de la revue Esprit.

Davantage que les saisies qui frappent régulièrement ses publications, c’est la difficulté à traduire les tortionnaires devant la justice qui limite la portée du travail du Comité. Une difficulté qui se mue en impossibilité légale lorsque le décret du 22 mars 1962 déclare amnistiés « les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection algérienne ». En conséquence, le procès Audin alors en cours d’instruction se solde par un non-lieu, verdict confirmé en 1966 par la Cour de cassation. Le recours déposé par le Comité Audin contre le décret d’amnistie échoue également.

Le Comité cesse de se réunir à la fin de l’année 1963. La question de la torture militaire en Algérie, mise sous le boisseau, demeure longtemps l’affaire des seuls historiens. Elle refait surface dans le débat public en 2000 à la faveur du témoignage de Louisette Ighilahriz, militante indépendantiste qui, dans un entretien au Monde, raconte qu’elle fut torturée dans les locaux de la 10e division parachutiste (DP) du général Massu. C’est ensuite Paul Aussaresses, membre de l’état-major de Massu pendant la bataille d’Alger, qui reconnaît avoir eu recours à la torture. Le 31 octobre 2000, L’Humanité publie un « Appel des douze » à la condamnation de la torture durant la guerre d’Algérie. Parmi les douze signataires, Josette Audin, Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz et Pierre Vidal-Naquet. Un autre ancien membre du Comité, le mathématicien Gérard Tronel – décédé en 2017 -, recrée une Association Maurice-Audin en 2004. Elle remet un prix Audin de mathématiques à deux chercheurs, l’un algérien et l’autre français, et soutient Josette Audin dans son inlassable combat. Cédric Villani, membre du jury du prix depuis 2011 et député La République en marche, appuie la demande de reconnaissance auprès d’Emmanuel Macron, pour le résultat que l’on sait. Dans sa déclaration, le chef de l’État a également annoncé l’ouverture de tous les fonds d’archives qui concernent la torture, et lancé un appel à témoignages. De quoi, peut-être, apporter de nouvelles pierres à l’édifice que commença de bâtir le Comité Maurice-Audin il y a plus de soixante ans.

* Agrégé d’histoire