Les acteurs

par Ajma

Christian Buono

Né à Mayence dans la zone d’occupation française, le 8 décembre 1923, mort le 20 mai 2012 ; instituteur communiste ainsi que sa femme Charlye, sœur de Maurice Audin, ayant participé à l’action clandestine du PCA pendant la guerre de libération.

Le père, Michel, Antonin Buono, sous-officier, était en garnison à Mayence en Allemagne dans l’armée d’occupation française après la première guerre mondiale, quand naît le 8 décembre 1923 son fils Christian. C’était l’époque de l’expédition militaire française d’occupation de la Ruhr dénoncée par l’Internationale communiste et donc par le parti communiste en France, principalement les Jeunesses communistes, et plus encore par le parti allemand soutenant la grève générale et un projet révolutionnaire. Le grand père Giovanni Buono était devenu français en Algérie dans les années 1880. Michel Buono, le père, servait donc dans l’armée française, incorporé en Algérie et envoyé en Allemagne. Comme sa femme, Laurette Caroline Vento, il appartenait à l’immigration prolétaire italo-maltaise qui participait au peuplement colonial en Tunisie et dans l’Est algérien. Après la Ruhr, la famille fait retour en Algérie. Christian Buono passe une dizaine d’années d’enfance à Constantine. Il entre à l’École normale de la Bouzaréah (Alger), pendant la guerre de 1941 à 1945 et devient instituteur à Burdeau au sud-ouest d’Alger de 1945 à 1947.

C’est en 1947 qu’il se marie avec Charlye Audin sœur aînée de Maurice Audin* ; la famille Audin appartient par la mère au même milieu de petit peuplement colonial de grande pauvreté ; le père Audin qui fut gendarme, est passé d’affectation en affectation avant de travailler à la Grande poste d’Alger. Les jeunes Audin sont des militants communistes et anticolonialistes convaincus ; c’est par Maurice qu’il admire, que Christian Buono se place sous l’horizon communiste et dans le camp du socialisme à cette époque de la guerre froide. Toutefois il ne donnera son adhésion formelle au PCA qu’en novembre 1955 au moment de l’interdiction.

Comme instituteurs, le couple enseigne à Aumale (Souk-el-Ghozlane) de 1947 à 1952 puis dans une école de Bab-el-Oued à Alger (1952-1954). L’expérience la plus intéressante alors que débute le soulèvement et que les maquis sont proches, est celle qu’ils font à l’école de Makouda en 1954 et 1955 en Kabylie entre Tizi Ouzou et Tigzirt près de la forêt de Mizrana. Les enfants et les parents algériens n’oublieront pas ces instituteurs qui ne cèdent ni devant les partisans coloniaux ni devant les autorités répressives. Ces instituteurs communistes gagnent l’assurance d’avoir leur place dans l’Algérie indépendante. En 1956, retour à Alger ou plus exactement à l’école de la Cité La Montagne à Hussein-Dey.

Christian Buono devient alors “le logeur” des responsables du PCA, celui qui trouve les hébergements en mettant à contribution les proches et repère le bon pavillon pour abriter comme à La Pérouse près de la plage, la ronéo, les dossiers, bref le travail de secrétariat de la direction clandestine. Il cache ainsi successivement pendant quatre mois Larbi Bouhali avant son départ vers la Chine et la représentation extérieure du PCA. Paul Caballero* lui succède en mars 1957 puis André Moine*. Maurice Audin*, est enlevé en juin 1957 et Henri Alleg* arrêté. C’est dans le logement du couple Buono qu’André Moine est pris le 20 juillet 1957.

Christian Buono est emprisonné à Barberousse (Serkadji) dans la même cellule qu’Henri Alleg qui lui rapporte avoir croisé Maurice Audin affreusement torturé, et les tortures qu’il subit lui-même. Les compagnons de cellule se soutiennent pour surmonter ces interrogatoires qui sont caractérisés comme “poussés”. Alors que les troubles de la vue augmentent, C. Buono est transféré au camp de Lodi en 1959, cette “faculté marxiste”. René Justrabo*, l’ancien maire de Sidi-bel-Abbès qui a autorité sur le groupe des communistes internés, intervient auprès des avocats qui obtiennent la liberté médicale, c’est-à-dire l’assignation à résidence à son domicile. En novembre 1959, Christian Buono retrouve la Cité de la Montagne à Hussein-Dey et ses quatre enfants dont le dernier n’avait que 4 mois au moment de son arrestation. Un cinquième enfant naîtra dans la seconde période de clandestinité le 7 novembre 1960, le jour anniversaire de la Révolution d’octobre, ce qui compte pour des communistes.

Vient en effet “le procès des communistes” devant le Tribunal permanent des forces armées à Alger. Christian Buono est condamné à cinq ans de prison. Interjetant appel, son avocat Me Matarasso* envoyé par le PCF, fait retirer les menottes et impose le retour à la liberté médicale. Cette fois, Christian Buono plonge totalement dans la clandestinité sous le nom de Michel Marchand. Sa planque qui devient son lieu de travail pour tous les dépannages, est le studio même qui sert à la rédaction, à la frappe et à la reproduction ronéotypée des tracts et journaux communistes qui appellent à l’indépendance. C’est sous le nom d’Ariane, Lucette Laribère*-Manaranche, la compagne de Bachir Hadj-Ali* souvent présent, qui tape à la machine ; se croisent ou travaillent ensemble encore plus fréquemment le couple Sadek Hadjérès* et Elyette Loup*, sortie de prison, avant qu’elle ne parte pour Oran où la situation est dramatique après les accords d’Evian. Cette dernière période est la plus tourmentée et la plus risquée pour les clandestins qui cherchent à émerger entre les barrages.

Après l’indépendance, Christian Buono retrouve l’école de la Cité de la Montagne dont il est nommé directeur ; il dirige en fait sa reconstruction, son ouverture bilingue, anime le cinéma scolaire. Elle devient l’école modèle de l’époque Ben Bella qui la visite. Après le coup d’État militaire du colonel Boumédienne, les choses se gâtent et pour les communistes et pour les enseignants étrangers. Le paradoxe est que Christian Buono a été fait citoyen algérien en 1963 au titre de sa participation à la lutte de libération mais non pas sa femme Charlye, ni les enfants qui sont encore mineurs. L’inspection académique n’en met pas moins fin à leur fonction à tous deux. Après un périple de découverte du Sud algérien, de cette Algérie qu’ils jugent être leur pays, la famille part pour la France en août 1966. Charlye et Chritian Buono adhèrent alors au PCF. Christian Buono meurt à 88 ans.

https://maitron.fr/spip.php?article151760, notice BUONO Christian, Jean [Dictionnaire Algérie] par René Gallissot, version mise en ligne le 30 décembre 2013, dernière modification le 30 décembre 2013

Christian Buono et Maurice Audin dans Alger

Mariage de Christian et Charlye avec ses frères et soeur (Maurice, Aline, Jean-Pierre)

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Pierre Vidal Naquet

ALLEG Henri [SALEM Harry, John, dit]. Autre pseudonyme : DUVAL

Dans Le Maitron

[https://maitron.fr/spip.php?article9895, notice ALLEG Henri [SALEM Harry, John, dit]. Autre pseudonyme : DUVAL par René Gallissot, version mise en ligne le 10 octobre 2008, dernière modification le 30 septembre 2013. ]

Né le 20 juillet 1921 à Londres (Grande-Bretagne), mort le 17 juillet 2013 à Paris ; membre du comité central du PCA en 1946 et du bureau politique en 1949, directeur du journal progressiste : Alger Républicain (1950-1955) ; arrêté et torturé dans la « Bataille d’Alger », auteur d’un livre saisi en France : La Question (1958) ; citoyen algérien après l’indépendance, directeur du nouvel Alger Républicain de 1963 à 1965.

Né à Londres, l’aîné de la famille Salem reçut des prénoms : Harry, John, qui témoignaient de l’appartenance à la nation britannique. Ses grands-parents maternels de familles juives russo-polonaises, ukrainiennes ou lithuaniennes, s’installèrent comme petits commerçants à Londres dans les années 1880. Le père serait arrivé plus tard à Londres à moins de vingt ans, et avait ouvert une boutique de confection. Le mariage de Max Salem et de Blanche Becker se fit à Londres à la fin de la guerre, en 1918. Ils vécurent leur voyage de noces à Paris, peut-être en reconnaissance d’installation. Les parents n’étaient pas religieux et en quittant la Grande-Bretagne, toutes les références juives furent abandonnées. Pour les enfants, la question de l’origine juive ne compta pas. Les parents se situaient à gauche et le père vota communiste.

En 1922-1923, la famille Salem s’installa à Paris dans le commerce de confection, boutique et commerce sur les marchés, en habitant d’abord le quartier Saint-Maur (Xe arrondissement). Plus tard en 1927-1928, ayant acquis une puis deux boutiques, atelier et magasin, la famille s’installa rue du Poteau et rue de Clignancourt (XVIIIe arr.). Le père prit la citoyenneté française, mais la mère resta britannique comme Harry et n’eut des papiers français que par régularisation, en 1943, à Alger.

Après l’école primaire, le jeune Salem entra au lycée Rollin dans le IXe arrondissement où exerçait alors Jacques Decour* ; sans être engagé dans un groupe politique et manifestant son esprit critique, il passait pour anarchisant.

Après la première partie du baccalauréat, série A’ et la deuxième partie (philosophie), tout en s’inscrivant à la Sorbonne pour une licence de lettres, rêvant de connaître le monde, malgré ses parents, Henry Salem partit à Marseille pour s’embarquer sur un bateau en partance. Il obtint la promesse d’un poste d’adjoint du commissaire de bord sur un paquebot, en devenant inscrit maritime. Mais le bateau partit sans lui à l’heure de la drôle de guerre de 1940. Plutôt que de rentrer chez ses parents, il se réfugia à l’Auberge de jeunesse sur la corniche marseillaise ; c’est là qu’il rencontra des militants des Jeunesses communistes dont le fils d’une communiste française d’Algérie. Celui-ci put lui donner des indications sur des points de chute à Alger, et même des recommandations pour travailler à la manufacture de tabacs Bastos. Pensant ne rester que quelques mois à Alger, c’est en mai-juin 1940 qu’Harry Salem y débarqua.

Avec de jeunes français et de jeunes belges fuyant l’occupation allemande, il se retrouva à l’Auberge de jeunesse d’Alger en faisant des petits boulots pour subsister puis devint pion au grand lycée d’Oran. À cette époque, les fils de colons célébraient le maréchal Pétain dont le gouvernement établi à Vichy venait d’abolir le décret Crémieux qui avait fait les Juifs d’Algérie, citoyens français. À Oran, la chasse aux Juifs se doublait d’un racisme méprisant les « indigènes ». En 1941, de retour à Alger, il retrouva son copain des Jeunesses communistes de Marseille revenu en Algérie. Ils partagèrent une chambre en vivant de divers boulots, notamment en donnant des cours. La mère de ce compagnon fut arrêtée à Alger comme communiste et jugée pour « activités anti-françaises » au procès dit des « 61 » en mars 1942 ; condamnée à 20 ans d’emprisonnement, elle se suicida à la prison de Maison Carrée (El Harrach).

En juin 1941, le jeune Salem noua des contacts avec les communistes d’Alger, notamment par le syndicaliste cheminot Jacques Bentolila. Pourchassés, dispersés, les communistes se réorganisaient tant bien que mal dans la clandestinité. Harry Salem reçut le pseudonyme de Duval. Le PCA appelait alors à la résistance nationale, et des numéros clandestins de La Lutte Sociale parlaient d’Algérie indépendante.

Après l’entrée en guerre de l’URSS et plus encore après le débarquement allié en Afrique du Nord de novembre 1942, pour les communistes, particulièrement pour les communistes français, déportés en Algérie et qui sortaient de prison et des camps au printemps 1943, Front national et libération nationale voulaient exclusivement signifier lutter pour la libération de la France par la Résistance française et le soutien des armées alliées. L’idée de libération nationale algérienne disparaissait.

En pratiquant l’entrisme au sein des Routiers et en récupérant des jeunes des Chantiers de jeunesse, l’action des Jeunesses communistes gagnait en importance ; elle fut conduite à ciel ouvert après mai 1943 quand le général de Gaulle s’installa à Alger. Période exaltante pour le jeune Salem qui participait intensément et par des déplacements à l’intérieur du pays, au développement des Jeunesses. L’ancien nom de la Jeune Garde fit place à celui des Jeunesses d’Algérie, plus exactement à l’Union des Jeunesses démocratiques qui adhéra à la Fédération mondiale des Jeunesses démocratiques.

Les cercles des Jeunesses comprenaient surtout des jeunes venant de la société coloniale, citoyens français, mais que l’on désignait sous l’appellation d’Européens, et des jeunes algériens, lycéens ou jeunes employés, scouts musulmans proches du PPA, venant de familles de statut musulman et donc de la société colonisée tenue dans l’inégalité des droits. Cette césure et le retour de la répression coloniale après mai 1945 les mirent en retrait ou les poussèrent à se réunir à part comme les Jeunes de Belcourt ou de la Casbah à Alger. L’adhésion aux Jeunesses était forte, filles comprises, parmi les jeunes de familles juives ; c’était une revanche sur l’antisémitisme colonial triomphant sous Vichy.

Restant semi-clandestin en 1943, « Duval », gagna sa vie en donnant des leçons, tout en étant ouvrier dans diverses entreprises ; il se retrouva ainsi le seul ouvrier européen à Alger d’une usine de peinture et mastic faisant la double expérience, en situation coloniale, de la condition de classe précaire et de la ligne de partage qui discriminait les « indigènes » ou « les Arabes », même les Kabyles.

Complétant ses études de lettres à la Faculté d’Alger, Henry Salem devint en 1943 rédacteur à l’Agence France-Afrique qui se transforma ensuite en Agence France Presse. Il traduisit de l’anglais, les nouvelles d’agences. En 1945, il se maria avec Gilberte Serfaty, une camarade communiste, venant d’une famille juive de Mostaganem, professeur chassée de l’enseignement sous Vichy et traductrice d’anglais. Ils eurent deux fils, André né en 1946, spécialiste d’informatique appliquée à la linguistique au Laboratoire CNRS de lexicologie politique, et Jean, né en 1952, spécialiste d’histoire des idées matérialistes dans l’antiquité grecque et professeur de philosophie à l’Université de Paris 1.

L’exercice du journalisme était une pratique militante. Le mouvement des Jeunesses avait un journal paraissant tous les quinze jours Jeune Algérie, et un bulletin de liaison Chebiba (La jeunesse). Le PCA avait ses propres organes de presse : l’hebdomadaire Algérie nouvelle et le quotidien Liberté, mis en place et dirigé par Florimond Bonte. Liberté atteignit les grands tirages, jusqu’à 150 000 exemplaires. C’est sous le pseudonyme d’Henri Alleg, qu’il intégra l’équipe de rédaction du quotidien Liberté et fit ses armes de journaliste professionnel.

En 1945, surtout après les affrontements du 1er Mai lors des manifestations d’Alger et d’Oran, et plus encore en dénonçant le complot qui aurait suscité les « événements sanglants » du Constantinois le 8 mai 1945 et des jours suivants, le Parti communiste vitupéra les « traîtres nationalistes » (ce qui voulait dire messalistes du PPA) accusés de faire le jeu des hitlériens et des colons. Cependant la brutalité et l’ampleur des massacres coloniaux, notamment à Sétif et à Guelma, permirent de se démarquer de la droite colonialiste qui prétendait avoir sauvé l’Algérie française. La coupure n’en était pas moins profonde avec le nationalisme algérien. Par un contre-mouvement, celui des Amis de la Démocratie, les communistes s’opposaient au mouvement des Amis du Manifeste algérien pour les Libertés qui réunissait partisans de Ferhat Abbas et nationalistes. Certes les communistes dénonçaient la répression coloniale, notamment en mettant en avant le rapport du général Tubert, et firent ensuite campagne pour l’amnistie des condamnés et la libération des détenus. Il fallut attendre juillet 1946 pour qu’intervienne vis-à-vis des mouvements nationaux des pays colonisés, une révision des positions des partis communistes d’Afrique du Nord plus que du parti français qui persistait dans son patriotisme français s’étendant aux colonies. Les erreurs du PCA furent portées sur le compte d’Amar Ouzegane, écarté du secrétariat général, d’autant que s’ajoutait l’échec électoral des communistes, laissés loin derrière les partisans de Ferhat Abbas.

Après avoir été animateur des Jeunesses, « Henri », devenu « Alleg », accomplit à travers l’Algérie, une seconde mission tout autant sinon plus encore formatrice ; il devint instructeur itinérant du PCA, une fonction qui le mit en contact avec les régions et les milieux de militantisme syndical et les réalités des affrontements politiques dans les campagnes, les bourgades et les quartiers. Il toucha la misère sociale et la profondeur de l’opposition à la domination coloniale, entendit les demandes du passage à l’acte patriotique et dut expliquer la ligne du parti sans cesse en quête d’alliances pour recommencer des campagnes électorales. Depuis 1946, Henri Alleg faisait officiellement partie du comité central du PCA ; en 1949, il entra au bureau politique.

Promouvant des militants algériens aux côtés de responsables européens/français, le PCA se mit en voie d’algérianisation tout en conservant le mot d’ordre d’Union française. La ligne communiste cherchait, en participant aux élections, fussent-elles truquées, à constituer un Front démocratique des libertés réunissant les différents courants algériens comme au temps du Front populaire et du Congrès musulman de 1936-1937. La dernière tentative, celle de 1951 fut soutenue par Alger républicain. En novembre 1954, ce fut le passage à l’action insurrectionnelle au nom du Front de libération nationale.

Ces années constituèrent l’âge héroïque d’Alger républicain sous l’impulsion d’Henri Alleg. Ce journal, créé en 1938, avait cessé de paraître sous le régime de Vichy. Quotidien progressiste de gauche, il fut relancé en février 1943, publié par une société en coopérative qui récupéra en 1946 les locaux et l’imprimerie moderne du journal colonial La Dépêche, dans le bâtiment attribué à la SNEP, la société française qui gérait les entreprises de presse confisquées après-guerre pour fait de collaboration. Il fut le journal de La France combattante et de l’antifascisme, porté par le succès de la marche à la victoire contre l’Allemagne et bénéficia du soutien financier de bourgeois libéraux algériens comme l’industriel Abbas Turqui. À l’époque, Harry Salem/Duval avait décliné l’offre d’entrer à la rédaction d’Alger républicain, pour rester à la direction des Jeunesses et à l’Agence France-Afrique ; pour la reprise, l’animateur d’Alger républicain fut Michel Rouzé qui devant les réalités algériennes, passa de la SFIO au PC.

Pour l’information internationale, Alger républicain était déjà lié à l’Union française d’information sous obédience communiste, mais un seul communiste, le vétéran Karl Escure, qui avait succédé à Michel Rouzé en juillet 1947, participait à la direction du journal. C’est lui que remplaça Henry Alleg comme directeur, tandis que le technicien Jacques Salort, également communiste, devint l’administrateur général. La promotion comme rédacteur en chef de Boualem Khalfa témoignait de l’algérianisation du PCA. Le changement de direction, de gestion et de rédaction data de novembre 1950 pour une mise en place annoncée en février 1951. Ce furent des difficultés financières qui expliquèrent principalement cette prise en charge de la coopérative d’édition, alors que les sympathies et le lectorat débordaient l’audience du PCA. Bien que retombé, le tirage se maintint entre 20 000 et 25 000 exemplaires, mais ne servait que 400 abonnés. Face à la presse des grands colons, Alger républicain se voulait le journal des Algériens et de l’Algérie à venir, et entendait dire la vérité. Sous le manteau, l’ancienne imprimerie conservée et située à Bab el Oued, éditait les tracts du mouvement national et des numéros du journal du PPA/MTLD tour à tour Algérie libre, Libre Algérie et la Nation algérienne.

Alger républicain n’était pas l’organe du PCA qui demeurait Liberté/Hourriya. Dans le resserrement de l’action militante, le journal reprit en page hebdomadaire Le travailleur algérien, la tribune de la CGT devenue Union générale des syndicats d’Algérie. Certes la prépondérance communiste se traduisait par la place accordée aux reportages sur les pays socialistes et spécialement sur les « républiques musulmanes » d’URSS, et plus contradictoirement avec une vision nationale algérienne, par l’insistance sur la lutte comme prioritaire contre le réarmement occidental par la Communauté européenne de défense et contre les dangers de guerre venant de l’impérialisme américain. Le journal n’en était pas moins l’écho des luttes sociales et la vive expression d’une contestation radicale du système colonial.

Alger républicain fut la voix des Algériens pour qui l’avenir était une nation algérienne « sans distinction de religion, de race et d’origine ». À l’intérieur du journal ou à l’imprimerie se côtoyaient progressistes, communistes et nationalistes, jeunes talents ou militants comme Henri Maillot, Kateb Yacine, Yahia Briki, Abdelhamid Benzine… « En ces lieux, contrairement à ce qui se passe presque partout ailleurs, Arabes, Kabyles, Juifs, Européens se parlent et s’apostrophent en copains… » ; cette fraternité, très masculine, représentait « un peu, l’Algérie idéale dont ils rêvent » (H. Alleg).

Face à la crise ininterrompue du MTLD, Alger républicain
observait une neutralité qui lui valut le rapprochement des nationalistes qui se définissaient eux aussi par le pluralisme culturel d’une Algérie algérienne arabo-berbère et non pas exclusivement arabo-musulmane. Si le journal demeurait « le petit mendiant » qui lançait souscription sur souscription, le tirage remontait au-dessus de 25 000 exemplaires. La rédaction autour d’Henri Alleg n’était pas sans ignorer la préparation d’un mouvement armé ; la question non résolue était celle d’une participation communiste. Les saisies se répétaient et la censure devint quotidienne ; Henri Alleg fut inculpé le 24 novembre 1954 pour son éditorial du 8 novembre alors qu’il y avait eu saisie. Aux arrestations de cadres nationalistes du MTLD et de communistes anciennement fichés, succédait la chasse aux activistes plus jeunes qui frappait ainsi parmi les collaborateurs d’Alger républicain. À l’occasion d’une saisie, Henri Alleg fut arrêté dans les locaux, jugé sur le champ et envoyé une première fois pour trois mois à la prison de Barberousse. Moins d’un an après le début de la guerre d’indépendance, le 12 septembre 1955, Alger républicain fut interdit. À Paris pour quelques jours, Henri Alleg revint rapidement. En fait l’interdiction visait le PCA et ses « filiales », sans mentionner Alger républicain, puisqu’il n’y avait pas de lien juridique ; c’est le commissaire qui l’ajouta lors de la mise des locaux sous scellés. Certes le tribunal administratif d’Alger déclara la décision illégale, les clefs furent restituées mais l’interdiction demeura.

Jouant la carte légale d’une reparution, le Parti communiste demanda à Henri Alleg de rester jour et nuit dans les locaux. Le hall du journal fut plastiqué en juillet 1956 pendant qu’une bombe faisait sauter la vieille imprimerie de Bab el Oued ; les attentats furent attribués aux « ultras de l’Algérie française ». Henri Alleg sortit avec une coupure au cuir chevelu. Il passa dans la clandestinité. Les locaux du journal furent occupés par l’armée française pour publier, en ayant pignon sur rue et vitrine, le journal de propagande militaire : Le Bled, qui s’adressait surtout aux soldats du contingent.

À partir de janvier 1957 pour la Bataille d’Alger, l’armée coloniale, qui avait reçu les pouvoirs de police, avait la liberté d’utiliser « tous les moyens » pour combattre les terroristes ; elle généralisa la terreur par enlèvements, tortures, disparitions et internements. Clandestin depuis novembre 1956, Henri Alleg fut arrêté le 12 juin 1957 par les parachutistes français qui perquisitionnèrent l’appartement qu’occupait Josette Audin. Maurice Audin* n’échappa pas à l’arrestation. Séquestré au centre de tri d’El Biar pendant un mois avant d’être envoyé au camp de Lodi, Henri Alleg ne fut présenté que le 17 août à un magistrat instructeur après avoir déposé plainte auprès du procureur général d’Alger sur la longue suite de tortures qu’il avait subies. Il fut inculpé d’atteinte à la sécurité extérieure de l’État et, comme dirigeant communiste, de reconstitution de ligue dissoute.

C’est le récit de sa séquestration et des tortures, de sa rencontre avec cet autre grand disparu communiste victime de tortures, Maurice Audin, qui fut publié à Paris en février 1958 sous le titre La Question et commenté par Jean-Paul Sartre par un article intitulé Une Victoire. Ce témoignage était servi par la pointe sèche de son écriture de journaliste et par une tension faite de pudeur et de pleine clarté. La plaquette qui réunissait les deux textes fut saisie chez l’imprimeur des Éditions de Minuit. À la demande du ministère de la Défense nationale, la décision de saisie était prise le 27 mars par le gouvernement français pour « participation à une entreprise de démoralisation de l’armée ayant pour objet de nuire à la défense nationale ». Dans un rare texte de réflexion sur le racisme colonial, Jean-Paul Sartre* montrait comment la torture était un système qui tuait l’homme chez le bourreau et la victime. Éditée en Suisse par l’éditeur La Cité de Lausanne, ou reproduite clandestinement, la plaquette fut diffusée par l’action militante parallèlement à la campagne du Comité Audin.

Dans Prisonniers de guerre, publié aux Éditions de Minuit en 1961, Henri Alleg fit le récit de ses années de détention jusqu’en juin 1960 à la prison civile Barberousse d’Alger. Isolement et rencontres, attentes des départs des condamnés à mort pour l’exécution, le silence lors des journées du 13 mai 1958 : « la prison était comme morte », grèves de la faim à deux reprises en octobre et décembre 1959, jusqu’au procès en juin 1960 devant le tribunal spécial qui prononça dix ans de réclusion. Mais depuis le 28 juin 1960, s’ouvrait en France à Rennes, le procès sur la disparition de Maurice Audin. Pour y témoigner, Henri Alleg fut transféré à la prison de Rennes. Son évasion réussie, le mouvement communiste le mit à l’abri à Prague en Tchécoslovaquie, qui était le centre de l’action communiste, principalement d’édition autour de la Nouvelle revue internationale. Problèmes de la paix et du socialisme, à l’adresse des pays dominés et des mouvements de libération.

De Prague, Henri Alleg retourna dans l’Algérie indépendante alors qu’autour d’Abdelhamid Benzine et des survivants de l’équipe, se préparait la reparution d’Alger républicain, malgré les avis dissuasifs des dirigeants du FLN. Il était difficile d’interdire Alger républicain et de rejeter son directeur Henri Alleg. Depuis des locaux improvisés dans les bureaux de l’architecte A. Bouchama, sur une feuille imprimée à Marseille, le nouvel Alger républicain sortit en date des 17 et 18 juillet 1962. Le journal défendait toujours l’idée d’une Algérie algérienne et non pas arabo-musulmane. Dans le mouvement porteur du congrès du FLN en 1964 qu’exprimait la Charte nationale dite Charte d’Alger, par un accord entre le FLN qui éditait le quotidien Chaab tiré à 15 000 exemplaires et le Parti de l’Avant-Garde Socialiste, reconstitution tolérée du PCA, Alger Républicain (qui tirait à quelque 100 000 exemplaires), dut fusionner dans un quotidien unique du parti unique FLN que rejoignirent les communistes. Dans la nuit du 18 au 19 juin, les locaux et l’imprimerie du journal furent occupés par les soldats de l’Armée nationale populaire. La sortie du nouveau quotidien El Moudjahid s’effectua après le coup d’État du 19 juin 1965 du colonel Boumédienne. Le Moudjahid allait devenir l’organe officiel de l’État-parti.

Le renversement de Ben Bella jeta les intellectuels communistes et la gauche marxiste, une nouvelle fois dans la clandestinité sous laquelle se constitua l’Organisation de la Résistance Populaire (ORP). Henri Alleg partit en Europe pour chercher des soutiens. Prenant place dans le Parti communiste français, il collabora à la revue de politique internationale Démocratie Nouvelle qui disparut après Mai 68, puis entra en 1972 à la rédaction de l’Humanité. Il se consacra à des entreprises éditoriales, notamment à la publication en trois grands volumes, remarquablement illustrés, d’une histoire de la guerre, sous le titre à la française, de La guerre d’Algérie (1982).