Leurs actions « Les avocats »

par Ajma

Claire Hocquet et Roland Rappaport

« La question » à François Hollande

Roland Rappaport
1er août 2014

J’ai commencé ma vie d’avocat comme collaborateur d’Antoine Borker, membre du Parti communiste français. J’ai donc su, dès son retour d’Alger, qu’il venait, le 4 juillet 1957, de déposer, au nom de Josette Audin, une plainte pour homicide volontaire.

Josette Audin, qui avait assisté le 11 juin à l’arrestation de son mari Maurice, militant du Parti communiste algérien, par des soldats du 1er régiment de chasseurs parachutistes, ne croyait pas un mot de ce qu’était venu lui dire un adjoint du colonel Godard : depuis le 21 juin, l’armée ne savait plus où se trouvait son mari. Il s’était évadé au cours d’un transfert et, n’ayant pu être retrouvé, était porté disparu.

Je suis moi-même parti à Alger en septembre, deux mois plus tard, pour assurer la défense devant les tribunaux militaires qui fonctionnaient à plein régime.

J’ai écouté, à la prison Barberousse, Henri Alleg qui était en train d’écrire La Question. Il avait lui-même été arrêté le 12 juin 1957 et conduit, pour y être interrogé, dans un immeuble à El-Biar. Très vite, alors qu’il allait être soumis à la torture, il avait été mis en présence de Maurice Audin, très affaibli, qui lui avait dit dans un souffle : « c’est dur Henri ».

J’ai pu voir dans la même prison Barberousse Georges Hadjadj, médecin, membre également du parti communiste algérien. Il m’a raconté comment, lui aussi torturé, il avait vu Maurice Audin, quasi nu, attaché, avec fixées à son oreille et ses mains des petites électrodes reliées à la magnéto par des fils. Tout cela est connu. Henri Alleg et Georges Hadjadh ont survécu aux tortures, ils ont fait le récit de ce qu’ils avaient subi, ce qui a hautement contribué à la prise de conscience du caractère systématique de la torture pendant la guerre d’Algérie.

De son côté, Josette Audin n’a jamais renoncé. Depuis 1957, elle poursuit, sans relâche, les mêmes objectifs : qu’il soit mis fin à la thèse officielle de « l’évasion de son mari ».

C’est ainsi qu’elle écrivait le 6 août 2012 :

« Qu’il soit reconnu au sommet de l’Etat que Maurice Audin a été torturé et qu’il en est mort. Et que, comme le Président de la République l’a fait pour condamner la rafle du Vel d’hiv, j’espère que vous ferez aussi, au nom de la France, non pas des excuses pour des actes qui ne sont pas excusables, mais une condamnation ferme de la torture et des exécutions sommaires commis par la France pendant la guerre d’Algérie. »

Josette Audin se pensait en droit de nourrir l’espoir d’être enfin entendue. Elle avait en effet eu connaissance de la lettre adressée, le 26 mars 2012, par le candidat F. Hollande à l’association Maurice Audin, qui soutient depuis de si longues années la cause de la vérité :

« Je tiens d’abord à saluer l’action de votre association qui continue d’agir pour que la vérité soit enfin reconnue par l’Etat. Maurice Audin, jeune professeur de mathématiques à l’université d’Alger, membre du PCA, a été torturé, puis déclaré contre toute vraisemblance « évadé » par l’armée française en 1957. Une des nombreuses disparitions qui constituent la pire des cruautés, infligées aux proches des suppliciés, privés d’une sépulture permettant de faire leur deuil ».

François Hollande évoquait ensuite, dans la même lettre, son dépôt de gerbe, le 17 octobre 2011, au pont de Clichy, pour honorer la mémoire des Algériens victimes de la police française en octobre 1961. Puis, il concluait : « il faut que la vérité soit dite, reconnaître ce qui s’est produit. J’ai agi en tant que socialiste, à l’avenir ce sera sans doute à la République de le faire ».

Mais Josette Audin n’a pas reçu la réponse qu’elle attendait et, le 23 mai 2014, Gérard Tronel, secrétaire de l’association Maurice Audin, s’est adressé ainsi à François Hollande : « Au nom de l’association Maurice Audin et en accord avec Madame Audin, je renouvelle une demande formulée depuis près de 55 ans. Nous vous demandons au nom de la République française de reconnaître la mort de Maurice Audin à la suite de tortures. De même, comme il a été demandé à plusieurs reprises, nous demandons aussi que les plus hautes autorités de l’Etat condamnent la torture ».

La réponse est venue le 18 juin, sous la forme d’un message du Président de la République, à l’occasion de la remise du prix Maurice Audin pour les mathématiques.

« J’ai fait de l’exigence de vérité la règle chaque fois qu’il est question du passé de la France », affirme-t-il.

Mais, malheureusement, la suite du message ne répond pas à cette profession de foi. En effet que lit-on ensuite ? « Audin ne s’est pas évadé, il est mort durant sa détention. » Mais, poursuit le Président, « les recherches, sans précédents, entreprises sur mes instructions, n’ont pas permis d’en savoir plus. En effet, affirme-t-il, des incertitudes demeurent, que la justice serait impuissante à lever ». Et d’assigner ensuite aux historiens la mission d’y parvenir…

On ne peut que constater et déplorer que ce message s’inscrit en totale contradiction avec ce que François Hollande, alors candidat à la Présidence, avait écrit le 26 mars 2012 au Comité Audin : « Maurice Audin … a été torturé, puis déclaré contre toute vraisemblance “évadé” par l’armée française en 1957 ». Il avait donc tenu, alors, à faire connaître publiquement qu’il savait bien, lui aussi, ce qu’il en était et que Maurice Audin n’avait pas été le seul puisqu’il figurait, lit-on sous sa plume, « parmi les nombreuses disparitions qui constituent la pire des cruautés… ».

Et voilà que F. Hollande se déclare, en juin 2014, impuissant à savoir de quoi Maurice Audin est mort et garde le silence sur la demande de condamnation de la torture et des exécutions sommaires commises par la France pendant la guerre d’Algérie.

Or, entre ces deux prises de position,le nouveau président de la République a décidé le transfert des cendres du Général Bigeard au Mémorial des guerres d’Indochine à Fréjus, lequel est intervenu le 21 novembre 2012.

Il faut se souvenir qu’au moment de la mort de Maurice Audin, se déroulait « la bataille d’Alger ». Sous la présidence de Guy Mollet, les ministres Christian Pineau (affaires étrangères), Paul Ramadier (finances), Robert Lacoste (Algérie), Maurice Maunoury (défense) et Max Lejeune (Secrétaire d’Etat à la défense) avaient décidé de confier au général Massu l’ensemble des pouvoirs de police, normalement dévolus à l’autorité civile (arrêté du 7 janvier 1957).

Sa première initiative fut de faire défiler les parachutistes, Bigeard en tête. C’est ce dernier qui mène l’action sur le terrain : camouflages, arrestations massives, emprisonnements et tortures.

Comment procède-t-il ?

Le général Allard, qui a pris le commandement du corps d’armée d’Alger, en février 1957, en a témoigné le 4 octobre 1960, alors qu’il était entendu par le juge d’instruction de Rennes, chargé de l’enquête consécutive à la plainte de Madame Audin pour homicide volontaire. Le général Allard a exposé au magistrat qu’il avait assisté à des visites, sur place, des ministres Bourgès-Maunory, Lacoste, Max Lejeune : « A chaque fois, ces autorités donnaient des instructions de poursuivre la lutte à outrance ».

Le général a donné pour exemple une visite au P.C. du colonel Bigeard. Celui-ci, ayant fait état de la destruction des 3/4 de l’organisation rebelle, a reçu de l’un des ministres présents des félicitations et des encouragements à poursuivre. « Je vois encore le colonel Bigeard lui répondant : Monsieur le ministre, vous pensez bien qu’on n’arrive pas à de tels résultats avec des procédés d’enfant de cœur ». Et le Général Allard d’ajouter : « Il reçut une recommandation “pas de bavures” ».

C’est aussi, alors que se déroulait la bataille d’Alger, que Paul Teitgen, secrétaire général de la Préfecture d’Alger, remettait sa démission à Robert Lacoste : « Il avait, en effet, la ferme conviction d’avoir échoué, bien que s’y étant efforcé, à maintenir le respect de la personne humaine ». Paul Teitgen écrivait avoir reconnu sur certaines personnes, maintenues en détention dans les centres de Paul Cazelles et de Beni-Messous, « les traces profondes des sévices et tortures, qu’il y a 14 ans je subissais personnellement dans les caves de la gestapo à Nancy ». C’est aussi Paul Teitgen qui, en 1991, a aussi tenu à faire connaître qu’au cours de la bataille d’Alger, une expression avait fait son apparition : « les crevettes Bigeard ». Il en donne le pourquoi :

«  Bigeard, le courageux Bigeard, arrêtait les bonhommes…. Il leur mettait les pieds dans une cuvette. Il remplissait de ciment… et puis c’est tout. Les pieds étaient pris, on mettait les gars en hélicoptère, on les lâchait en pleine mer. La mer les renvoyait, ce que les gens d’Alger appelaient les crevettes Bigeard. Les crevettes, c’est vous dire dans quelle atmosphère on vivait ».

Bigeard a formellement contesté que de telles pratiques aient été de son cru. Mais l’expression appartient aujourd’hui à l’histoire et sans doute ses méthodes et ses déclarations n’y sont pas pour rien. Il a toujours soutenu, jusque dans la dernière période de sa vie, que la torture en Algérie était un mal nécessaire, ce qu’a rappelé le journal Le Parisien en juin 2010. Quelques années auparavant, le 23 novembre 2000, Le Figaro avait publié une de ses prises de position à propos de « la gégène» et de la douleur provoquée par les flux électriques, « c’est vrai, cela provoque un choc et cela pouvait aider à délier les langues ».

Les exemples abondent des combats qui furent menés pendant la guerre d’Algérie contre la torture. En juin 2000, Le Monde a publié le récit de Louisette Ighilahriz, partisan de l’indépendance de l’Algérie, capturée à 20 ans, en septembre 1957, par l’armée, violée et torturée pendant des semaines. Elle désigne le Général Massu et le colonel Bigeard et dit que, si elle est restée en vie, c’est grâce à un commandant, Richaud, qu’elle recherche depuis 40 ans. Bigeard nie tout en bloc. Ce récit, soutient-il, est « un tissu de mensonges ».

Le Général Massu, détenteur de l’ensemble des pouvoirs de police pendant la bataille d’Alger et dont on sait comment il les a exercés, réagit, lui aussi. Il dit avoir très bien connu ce commandant. Médecin chef de la 10ème DP, « un humaniste », dit-il. Il sait qu’il est décédé, mais se déclare prêt à aider Madame Ighilahriz à trouver ses proches. Il ajoute « vraiment regretter ce qui s’est passé…. La torture n’est pas indispensable en temps de guerre. On peut très bien s’en passer. Quand je repense à l’Algérie, cela me désole ».

Quelques mois plus tard, interrogé à nouveau à la suite des déclarations du Général Paul Aussaressses, qui évoquait, sans les regretter, les exécutions sommaires dont il avait été personnellement l’auteur, Massu dit : « J’ai toujours souffert de voir mon nom associé à la torture » et ajoute : « si la France reconnaissait et condamnait ces pratiques, je prendrais cela pour une avancée ».

Le président Chirac, le 27 octobre 2002, lors du décès du Général Massu, a évoqué ses regrets sur l’utilisation de la torture : « Au soir de sa vie, alors que la France s’engage dans un débat difficile sur les pages douloureuses de son histoire récente, le général Massu a assumé ses responsabilités avec dignité et courage ».

Bigeard, lui, n’a jamais varié, ni rien regretté. Pendant la guerre d’Algérie, il professait la nécessité de la torture et quelques années avant sa mort, persistait : « Nous avions à faire avec des ennemis motivés, les fellaghas et les interrogatoires musclés étaient un moyen de récolter des informations ».

Et c’est pourtant sur une décision prise au sommet de l’Etat que les cendres du Général Bigeard, conservées par sa famille, ont été transférées au mémorial des guerres d’Indochine, à Fréjus. La cérémonie, qui s’est déroulée le 21 novembre 2012, était présidée par le Ministre de la Défense, Y. Le Driant. Bigeard étant décédé le 18 juin 2010, le Ministre a commencé ainsi son discours : « Le 18 juin est un jour qui symbolise les valeurs de courage, de dévouement, de grandeur, qu’il a fait siennes tout au long de sa vie. ». Il a poursuivi : « Le général Bigeard est un très bel exemple d’élévation aux mérites pour nos armées et notre République ». Le Ministre a évoqué « les combats du Général Bigeard pendant 20 ans, de l’Alsace au Sénégal, des cuvettes de Ban San et de Dien Bien Phu aux djebels algériens. Il est de toutes les guerres de la France, ayant lié son destin à celui de la Nation, parce qu’il a toujours cru en un idéal qui dépassait l’horizon de sa vie ».

Or il appartient au Président de la République de veiller au respect et à l’application des traités et conventions internationales portant la signature de la France. En décembre 1984 a été adoptée la Convention internationale contre la torture et autres peines ou traitements cruels inhumains ou dégradants. La France l’a signée le 14 février 1986 et ratifiée le 28 juin 1987. L’article 10 instaure l’obligation suivante : « Tout Etat partie veille à ce que l’enseignement et l’information concernant l’interdiction de la torture fasse partie intégrante de la formation du personnel civil ou militaire chargé de l’application des lois, du personnel médical, des agents de la fonction publique et des autres personnes qui peuvent intervenir dans la garde, l’interrogatoire ou le traitement de tout individu arrêté, détenu ou emprisonné de quelque façon que ce soit. ».

Certes, le 20 décembre 2012 au cours de son voyage officiel en Algérie, le Président Hollande s’est rendu spécialement sur la place Maurice Audin. Il ne pouvait ainsi rendre hommage à sa mémoire sans savoir que M. Audin, a été torturé dès le lendemain de son arrestation le 11 juin1957 et qu’il est mort quelques jours plus tard, alors qu’il se trouvait entre les mains de l’armée française. Interrogée par le Nouvel Observateur, Josette Audin a déclaré « être très déçue » par les déclarations de F. Hollande à Alger : « Certes… Le Président a parlé des souffrances de la colonisation, mais c’est peu dire qu’il a été succinct sur la période de la guerre. Citer une seule fois le mot torture qui a été pratiquée sur une échelle monstrueuse, et ce, au sein d’une énumération, à côté du mot injustice, me paraît vraiment insuffisant. Il n’a même pas évoqué les exécutions sommaires qui ont, elles aussi, été pratiquées massivement pendant la guerre. »

Combien de temps encore Josette Audin devra-t-elle attendre ?