Mémoire vive, le combat de l’association Josette et Maurice Audin
Pierre Mansat, président et Gilles Manceron, historien
Hommes & Libertés
Revue de la Ligue des Droits de l’Homme
Mémoire vive, le combat de l’association Josette et Maurice Audin paru dans le magazine de la LDH : Hommes & Libertés N° 189 Mars 2020
L’association Maurice Audin a été créée fin 2004 à l’initiative du mathématicien Gérard Tronel sur la lancée d’un « comité pour une rue Maurice Audin » qui avait été mis en place à mon initiative en 2002 réunissant des personnalités ayant participé au Comité Audin des années 58/62 [ Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet, Henri Alleg, Madeleine Reberioux, Me Rappaport ] et qui a débouché sur l’inauguration, le 26 mai 2004, d’une place Maurice Audin à Paris, dans le cinquième arrondissement, par Bertrand Delanoë, maire de Paris et l’historien Pierre Vidal-Naquet.
A sa création, l’association se donne comme objectif la vérité sur l’assassinat de Maurice Audin et la lutte contre l’utilisation de la torture comme instrument de terreur. Elle privilégie la mise en place d’un prix de mathématiques, comme dans les années 60, décerné à des mathématiciens algériens et français.
Mais elle ne limite pas son action à ce prix, en lien étroit avec Josette Audin, Michèle, et Pierre ses enfants l’association est partie prenante de toutes les initiatives qui visent à obtenir une reconnaissance par le gouvernement français de la responsabilité dans l’assassinat de Maurice Audin.
Après l’absence de réponse de Nicolas Sarkozy à une lettre de Josette, et la déception à la après la déclaration en 2014 de François Hollande qui reconnaît « que Maurice Audin est mort pendant sa détention » ce qui est une vérité connue dès 1957; l’association relaie l’initiative des députés Cédric Villani et Sébastien Jumel qui interpellent le nouveau président de la république Emmanuel Macron en organisant un rassemblement sur la place Maurice Audin le 11 juin 2018 _ date anniversaire de son enlèvement par les parachutistes de Massu .
En septembre 2018 le président de la république Emmanuel Macron au domicile de Josette Audin, lui demande pardon au nom de la France et dans une déclaration, 61 ans après les faits, reconnaît la responsabilité de l’État dans l’enlèvement, la torture, l’assassinat de Maurice Audin par des militaires français.
Il dénonce la responsabilité du système politique qui a institué la torture comme outil de terreur contre les combattants de l’indépendance de l’Algérie.
Il décide l’ouverture des archives et fait appel aux témoignages pour faire la vérité sur les « disparus », Algériens et Français.
L’association prend position « Cette déclaration a une portée historique considérable. Elle permet de poursuivre la tâche indispensable du rapprochement des peuples algérien et français.
Elle associe à ce moment précieux la mémoire de ceux qui ont combattu inlassablement pour la vérité et contre la torture : Henri Alleg, Roland Rappaport ; les membres disparus du Comité Audin, Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet, Jean Dresch, Madeleine Rebérioux, Jean Pierre Kahane, Gérard Tronel ; Nicole Dreyfus et tous les signataires disparus de Appel des douze du 31 octobre 2000.
Elle exprime sa gratitude à celles et ceux qui ont contribué à faire éclater la vérité : les historiennes/historiens, les journalistes et leurs médias, les parlementaires, les militants politiques et élu/es, les membres de l’association Maurice Audin…
L’association appelle les collectivités (communes, départements etc…) à attribuer le nom de Maurice Audin aux rues, places, équipements publics afin de contribuer à ce que ce système de terreur ne soit jamais reproduit.
L’association Maurice Audin poursuivra son combat pour que tous ceux, français et algériens, qui furent comme Maurice Audin, victimes de ce système politique, torturés et assassinés, soient identifiés et reconnus et que leurs corps puissent être retrouvés. »
Le lendemain de la déclaration Josette Audin est ovationné la fête de l’Humanité, le journal qui a soutenu inlassablement le combat pour la vérité sur la mort de Maurice.
La période qui s’ouvre est marquée par la disparition en février 2019 de Josette.
En juin 2019 ses cendres sont dispersées dans le jardin du souvenir du cimetière du Père Lachaise, à Paris, et le même jour un cénotaphe Maurice Audin, réalisé par la mairie de Paris, est inauguré dans un lieu hautement symbolique près des monuments aux déportés des camps d’extermination nazis, du monument aux FTP-MOI, des tombes de Paul Eluard, de Jean-Baptiste Clément, l’auteur du « Temps des Cerises », à proximité du mur des Fédérés.
Un combat qui doit se poursuivre.
Notre but est de faire vivre la mémoire de Josette et Maurice Audin et de leurs combats; d’agir pour faire la clarté sur les circonstances de la mort de Maurice, assassiné par l’armée française dans le cadre d’un système de tortures et de disparitions forcées, retrouver sa dépouille; d’agir pour l’ouverture des archives ayant trait à la guerre d’Algérie et pour la vérité sur les disparus de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises.
Plus généralement, son objet est de lutter contre l’utilisation de la torture dans le monde; de mener campagne pour la libération de tous ceux qui seraient persécutés, emprisonnés, torturés du fait de leurs opinions; de favoriser la coopération entre mathématiciens et scientifiques français et algériens, notamment en prenant l’initiative de l’organisation du Prix Audin de mathématiques et des chaires de mathématiques Maurice Audin.
Au-delà, agir pour le développement de l’amitié entre les peuples algériens et français.
Elle apporte son soutien au site 1000autres.org pour avancer dans la connaissance des autres disparus, comme Maurice Audin, de la « bataille d’Alger » et de la guerre d’Algérie.
En collaboration avec l’Association histoire coloniale et postcoloniale (histoirecoloniale.net), le site 1000autres.org a été mis en ligne le 15 septembre 2018, au lendemain de la déclaration présidentielle sur l’affaire Maurice Audin.
Il a alors eu un écho important en Algérie surtout, ainsi qu’en France, avec plusieurs dizaines d’articles en ligne et/ou papier. Un doc-radio en janvier 2019 du « service monde » la BBC le mentionnant largement lui a donné un écho international. Depuis lors, des bilans d’étape ont été relayés sur les réseaux sociaux et diverses publications, en Algérie et en France, la plus récente étant un un long article de Sylvie Thénault, qui fait l’ouverture et est annoncé en couverture de la revue L’Histoire de décembre 2019 (n°466), sur « Les disparus de la guerre d’Algérie ».
Il a également été présenté aux Rendez-vous de l’histoire de Blois en octobre 2019.
Plusieurs séjours de recherche effectués aux Service Historique de la Défense et aux Archives Nationales par Fabrice Riceputi ont permis à ce dernier d’ajouter au corpus mis en ligne au lancement du site de nombreux nouveaux documents et d’augmenter le nombre de cas d’enlèvements d’Algériens faisant l’objet de l’appel à témoignage. Ce nombre est passé de 1000 à 1150. Il faut noter que de nombreux cas de disparitions d’Algériens hors d’Alger 1957 ont été collectés et demeurent inutilisés.
Le nombre de sessions ouvertes sur le site en 14 mois avoisine les 50 000.
Les réponses reçues à l’appel à témoignage et/ou la consultation de diverses sources écrites ont à ce jour permis l’identification de 300 Algériens victimes de disparition forcée. S’accumulent sur le site récits, documents, photographies qui constituent une base de donnée importante et permettent d’envisager différentes publications (articles grands publics, revues savantes (projet d’article dans les Annales), livre en gestation aux éditions de l’Atelier) ainsi qu’un ou plusieurs films (en préparation avec le réalisateur algérien Hassen Ferhani et la société de production Temps Noirs).
L’historienne Malika Rahal, associée au projet 1000autres, vient d’effectuer une première mission d’enquête auprès des proches et descendants de disparus à Alger. L’objectif du séjour était de prendre contact avec plusieurs familles qui avaient contacté le site 1000autres.org pour fournir des renseignements sur « leur » disparu, La rencontre devait permettre à la fois de préciser les informations sur ces cas. Il s’agissait également d’avancer dans deux projets autour de 1000autres : un projet de film documentaire et un projet de livre.
Elle a organisé la Journée d’études du 20 septembre 2019 à l’Assemblée nationale, grâce au député Stéphane Peu sur «les disparitions forcées de la guerre d’Algérie du fait des forces de l’ordre françaises». La journée était soutenue par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), le Mrap, la LDH, Amnesty international France, ACAT France, la Cimade, l’Association des archivistes français (AAF), le Centre culturel algérien (CCA), l’UMR Institut des sciences juridiques et philosophiques de la Sorbonne (ISJPS), La contemporaine, l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP-CNRS), le Centre de recherche et de documentation sur les droits fondamentaux (CREDOF).
Avec le soutien de Mediapart, histoirecoloniale.net et l’Association Maurice Audin, l’ensemble de la journée a été filmée par François Demerliac [ auteur de La disparition] et les vidéos ont été publiées par Mediapart les 16 octobre (Les archives), 21 décembre (L’histoire) et 30 décembre 2019 (La justice), sur le blog de 1000autres, et sont visibles sur histoirecoloniale.net (et sur Vimeo).
De nombreux articles sur les sujets qui préoccupent l’Association sont parus dans différents journaux et revues en France et en Algérie. Et il faut souligner la publication de l’ouvrage collectif important dirigé par Sylvie Thénault et Magalie Besse, Réparer l’injustice : l’Affaire Maurice Audin, publié, dans le cadre de son programme de recherche «Justice transitionnelle et histoire», par l’Institut francophone pour la Justice et la Démocratie (IFJD).
Le dernier Prix Maurice Audin de mathématiques a été décerné, à l’Institut Henri Poincaré, en décembre 2018 et le mécanisme de ce prix franco-algérien est relancé.
Cette année, seront créés une « chaire de mathématiques Maurice Audin » en Algérie, qui accueillera un mathématicien français, et une « chaire Maurice Audin » en France, qui accueillera un mathématicien algérien. Créations simultanées grâce à l’ambassade de France en Algérie, le ministère algérien de l’Enseignement supérieur et l’institut de mathématiques du CNRS, l’INSMI.
Nous sollicitons les collectivités pour qu’elles décident de donner le nom Josette et Maurice Audin a des rues, équipements publics. A la vingtaine de villes françaises [et Alger!] répertoriées sont venues s’ajouter récemment Bagnolet [Parc Josette et Maurice Audin] , Aubervilliers [quai Josette et Maurice Audin ] à l’initiative du Conseil départemental 94 à Vitry-sur-Seine lecollège Josette et Maurice Audin. Nanterre et Lyon ont également délibéré.
Axe central dans l’activité de l’Association : La demande d’ouverture réelle des archives (en lien avec le Collectif Secret Défense) , en refusant le système actuel de « déclassification » par l’armée, pièce par pièce, des documents estampillés « secret défense », ce qui conduit à dissimuler des crimes
En décembre 2019 l’Association Maurice Audin est devenue l’Association Josette et Maurice Audin.
Ce changement de nom se justifie pleinement : ne s’agit pas seulement d’un hommage à une militante qui a combattu toute sa vie pour la vérité et la justice dans l’affaire Audin, mais en faisant référence à Josette, l’Association peut contribuer aussi à éclairer l’engagement politique de Josette et Maurice Audin, qui étaient membres du parti communiste algérien (PCA) engagé alors activement dans la guerre d’indépendance algérienne. mais cela devrait permettre aussi d’éviter la confusion qui intervient souvent entre le Comité Audin de 1957-1963 et l’Association Maurice Audin constituée en 2004.
Dans Le Monde
Florence Beaugé
Article paru dans l’édition du 21.06.07.
L’affaire Audin » est un meurtre politique, sans cadavre ni issue judiciaire. Parce qu’il s’agissait d’un Européen, cette « disparition » n’est pas passée inaperçue en métropole, il y a cinquante ans, à l’inverse de celle de milliers d’Algériens. A l’initiative du comité Audin qui se créa alors, un acte exceptionnel eut lieu, fin novembre 1957, à la Sorbonne, à l’initiative du mathématicien Laurent Schwartz : la soutenance de thèse de Maurice Audin, en son absence. Au terme d’une enquête minutieuse, l’historien Pierre Vidal-Naquet a reconstitué le scénario de ce qui s’est probablement passé entre le 11 et le 21 juin 1957. Ce récit a été publié, dès 1958, sous le titre L’Affaire Audin, puis réédité en 1989 aux éditions de Minuit. A l’abri des lois d’amnistie promulguées en cascade depuis l’indépendance, les tortionnaires de Maurice Audin ont poursuivi tranquillement leur carrière au sein de l’armée. Le meurtrier présumé du jeune mathématicien a même été décoré de la Légion d’honneur (il est mort avec le grade de commandeur). A ce jour, la République française n’a toujours pas reconnu solennellement l’assassinat d’Audin, devenu l’emblème à la fois de la « torture d’Etat » pendant la guerre d’Algérie et de l’engagement de nombreux Européens aux côtés des Algériens dans leur lutte pour l’indépendance. Au moment du brusque retour de mémoire sur la guerre d’Algérie, intervenu en France au début des années 2000, (« regrets » du général Massu, aveux du général Aussaresses…), Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, a repris espoir. En 2001, elle dépose plainte pour « crime contre l’humanité », « enlèvement » et « séquestration ». En mai de la même année, un ancien sergent, Yves Cuomo, révèle que le prisonnier qui s’est enfui de la Jeep qu’il conduisait, le 21 juin 1957 à Alger, n’était peut-être pas Maurice Audin. La version officielle présentée alors par l’armée pourrait avoir été montée de toutes pièces, laisse-t-il entendre. Yves Cuomo s’arrête là. Josette Audin, quant à elle, est déboutée de sa plainte en 2002. La justice estime qu’il n’y a pas matière à rouvrir l’affaire. Bien que les principaux protagonistes de cette affaire disparaissent au fil des ans – le général Massu est mort en octobre 2002 -, il reste des gens qui « savent », cela ne fait aucun doute : de hauts gradés, au sein de l’armée, et d’ex-ministres, aujourd’hui tous à la retraite. Le seul à avoir brisé l’omerta sur la guerre d’Algérie, le général Aussaresses, fait sans doute partie des « conjurés » mais refuse obstinément de livrer la vérité. « JE REVOIS SON VISAGE » Dans son appartement de la banlieue parisienne, Josette Audin attend toujours. Cette femme discrète, à la santé chancelante, âgée aujourd’hui de 76 ans, donne l’impression que sa vie s’est arrêtée en juin 1957. Elle pense en permanence au disparu mais n’en parle jamais. Pas même avec Maurice, 19 ans, étudiant en maths sup, l’un de ses six petits-enfants. Trop douloureux. A 85 ans, Henri Alleg reste toujours alerte. Il rentre même d’une série de conférences aux Etats-Unis. L’auteur de La Question est le dernier à avoir vu Maurice Audin vivant (hormis ses assassins). L’un et l’autre se sont croisés au centre de tortures d’El-Biar, en ce mois de juin 1957. « Il faisait chaud. Maurice portait une chemisette. Je revois son visage défait. Son bourreau l’a amené devant moi et lui a crié : « Audin, dis à ton ami les horreurs qu’on t’a faites hier soir. Ainsi, ça lui évitera de les subir, lui aussi ! », se souvient Henri Alleg. Maurice m’a regardé. Il a juste lâché dans un souffle : « C’est dur, Henri… » » Florence Beaugé
Maurice Audin, le fantôme d’Alger
Son souvenir ténu plane sur Alger, fantômatique. Un nom et une légende. « Maurice Audin ? Il était avec les Algériens pendant la révolution, c’est tout ce que je sais », lâche un jeune, assis sur l’unique banc de la place Audin, en plein centre-ville. « C’était un révolutionnaire, mais un Français de souche. Il y a quelques années, quelqu’un avait même collé sa photo ici », dit son voisin de banc, en montrant le tunnel des Facultés qui déverse sur la place son flot incessant de voitures. Que font-ils là tous les deux, en milieu d’après-midi, dans les gaz d’échappement ? « On attend un visa ! » répondent-ils en riant, avant d’ajouter : « On passe le temps. De toutes façons, on n’a pas de boulot ! ». La place Audin est le lieu de rendez-vous favori des Algérois. Elle se situe au carrefour de deux des artères les plus connues d’Alger, la rue Didouche (ex-rue Michelet) et le boulevard Mohammed-V (ex-Camille-Saint-Saëns). Taxis et bus s’y croisent sans discontinuer. Voilà belle lurette que les plaques « Maurice Audin » qui avaient été apposées en haut de trois réverbères, au moment de l’inauguration de la place, au début des années 1970, sont tombées. Peu importe. Rares sont les Algériens qui ignorent où se trouve la place Audin. A la boutique Audin Sports située sur la place, la vendeuse avoue avec un grand sourire : « Audin ? Je connais ce nom, mais je ne sais pas du tout qui c’est ! » Même perplexité à la librairie Audin, spécialisée dans la vente d’ouvrages universitaires. « C’était un médecin, je crois. Il était du côté des Algériens. Il dénonçait ce que faisait la France », avance timidement une jeune fille en hidjab. « Il me semble que c’était un poète », dit une étudiante. Sur les murs du magasin, on a dressé d’immenses portraits de l’émir Abd El-Kader (résistant de la première heure à l’occupation française, au XIXe siècle), de Galilée, de Jules Verne, d’Albert Einstein ou encore de Freud. D’Audin, point. « Je n’ai jamais réussi à trouver une photo de lui ! », se désole l’une des responsables de la librairie. Elle se console en imaginant que le disparu ressemblait « à cet homme-là ». Du doigt, elle désigne un mannequin en carton, grandeur nature, qui, entre deux pots de fleurs en plastique, invite les visiteurs à descendre au sous-sol. Comparaison insolite mais pas déplacée. L’homme en carton a une silhouette juvénile. Il porte un pantalon légèrement démodé. A la limite, on pourrait le prendre pour Maurice Audin. Voilà cinquante ans tout juste que ce mathématicien communiste de vingt-cinq ans, assistant à la faculté des sciences d’Alger, marié et père de trois enfants en bas âge, a disparu à Alger. Le 11 juin 1957 au soir, les parachutistes français viennent l’arrêter à son domicile, en pleine « bataille d’Alger ». Ils le soupçonnent d’aider les indépendantistes du Front de libération nationale (FLN). Dix jours plus tard, le 21 juin, Josette Audin, enseignante en mathématiques dans un lycée d’Alger, apprend que son mari s’est « enfui » de la Jeep qui le transférait d’un lieu de détention à un autre. Depuis, plus rien. Maurice Audin s’est volatilisé. Son corps n’a jamais été retrouvé. Et la version officielle donnée par l’armée n’a jamais été rectifiée, même s’il est à présent admis que le jeune universitaire est mort sous la torture, au centre d’interrogatoires d’El-Biar, sur les hauteurs d’Alger, là même où a été supplicié Henri Alleg, directeur du journal Alger républicain et futur auteur de La Question. Difficile de croire que ce bâtiment de cinq étages, aujourd’hui transformé en immeuble d’habitations, a pu abriter tant de souffrances. Une centaine de familles vivent dans ce HLM hérissé de paraboles, d’où l’on aperçoit chaque nuit le minaret illuminé de la place Kennedy toute proche. Nassim, 25 ans, jeans et tee shirt bleu ciel, queue de cheval dans le cou, est né ici. « Mon père m’a tout expliqué. Ici, c’était un des pires centres de torture de l’armée française en 1957. Audin ? Non, ça ne me dit rien. Mais je sais qu’un avocat, Ali Boumendjel, a été jeté du haut du cinquième étage, sur ordre d’Aussaresses, ainsi qu’un imam », raconte-t-il. Place du 1er-Mai, dans le quartier dit du Champ-de-Manoeuvre, l’immeuble HLM où ont habité Maurice Audin et sa famille existe toujours. Ceux qui occupent aujourd’hui, au troisième étage droite, le trois-pièces abandonné en mars 1962 par Josette Audin en raison des menaces de l’OAS, connaissent l' »affaire Audin ». « Nous sommes arrivés ici en 1962, en provenance de Batna, dans les Aurès. Ma mère a eu vingt enfants, dont dix qu’elle a élevés dans cet appartement. Moi-même, j’ai grandi ici », dit en souriant l’habitant des lieux, un homme d’une quarantaine d’années, employé dans une société de transports, qui rentre tout juste de la mosquée. Maurice Audin ? Oui, il sait qu’il a vécu ici. « Les « anciens » parlent encore de lui, de temps en temps. Dites à sa femme et à ses enfants qu’ils sont les bienvenus ici », poursuit-il devant son épouse, une jeune femme vêtue d’un hidjab noir et d’une djellaba rouge, entourée de leurs quatre jeunes enfants. Pour ce couple, Maurice Audin était « un homme très brave », qui a eu « un rôle pendant la révolution ». Lequel ? L’un et l’autre l’ignorent. En revanche, ils savent à quoi ressemblait le diparu. « Il y a quelques années, un peintre avait placardé la photo d’Audin partout dans Alger. Il y avait son portrait, en bas, sur le mur de l’immeuble », se souvient le mari. « Oui, c’est comme cela que nous savons à quoi il ressemblait ! » ajoute la femme. C’est en avril 2003 que Maurice Audin reprend brusquement vie à Alger. Un des plus grands noms de l’art contemporain, Ernest Pignon-Ernest, décide cette année-là de faire ressortir le mathématicien de l’oubli et de contribuer, à sa manière, à la réconciliation entre la France et son ancienne colonie. Pour lui, « la singularité tragique » d’Audin, ce corps que l’on n’a jamais retrouvé, « ce mensonge, ce non-dit », symbolisent parfaitement la relation franco-algérienne. Après s’être imprégné de la vie du disparu à l’aide de photos, de livres, d’entretiens, Pignon-Ernest réalise un portrait d’Audin et en fait un tirage sérigraphique. Il se rend ensuite à Alger et colle sur les murs de la ville une trentaine de ces images, dans les lieux où a vécu, travaillé et souffert Audin. Au fil des mois, les dessins vont s’enrichir de graffitis, de déchirures, de traces d’humidité et de pollution… Pignon-Ernest s’en réjouit. Il travaille sur l’éphémère. Son objectif n’est pas de durer, mais d’amener à regarder différemment les lieux où figuraient ses oeuvres, après leur disparition. Pari tenu. Il ne reste plus rien, aujourd’hui, des sérigraphies de Pignon-Ernest. Mais beaucoup s’imaginent avoir vu Maurice Audin, ici et là à Alger, y compris sur des murs où son portrait n’a jamais figuré. L’absent est devenu présent, ainsi que le souhaitait l’artiste.
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