Le meurtrier, un tortionnaire décoré de la Légion d’honneur ?

par Ajma

Florence Beaugé
Le Monde

L’affaire Audin » est un meurtre politique, sans cadavre ni issue judiciaire. Parce qu’il s’agissait d’un Européen, cette « disparition » n’est pas passée inaperçue en métropole, il y a cinquante ans, à l’inverse de celle de milliers d’Algériens. A l’initiative du comité Audin qui se créa alors, un acte exceptionnel eut lieu, fin novembre 1957, à la Sorbonne, à l’initiative du mathématicien Laurent Schwartz : la soutenance de thèse de Maurice Audin, en son absence. Au terme d’une enquête minutieuse, l’historien Pierre Vidal-Naquet a reconstitué le scénario de ce qui s’est probablement passé entre le 11 et le 21 juin 1957. Ce récit a été publié, dès 1958, sous le titre L’Affaire Audin, puis réédité en 1989 aux éditions de Minuit. A l’abri des lois d’amnistie promulguées en cascade depuis l’indépendance, les tortionnaires de Maurice Audin ont poursuivi tranquillement leur carrière au sein de l’armée.

Le meurtrier présumé du jeune mathématicien a même été décoré de la Légion d’honneur (il est mort avec le grade de commandeur). A ce jour, la République française n’a toujours pas reconnu solennellement l’assassinat d’Audin, devenu l’emblème à la fois de la « torture d’Etat » pendant la guerre d’Algérie et de l’engagement de nombreux Européens aux côtés des Algériens dans leur lutte pour l’indépendance. Au moment du brusque retour de mémoire sur la guerre d’Algérie, intervenu en France au début des années 2000, (« regrets » du général Massu, aveux du général Aussaresses…), Josette Audin, la veuve de Maurice Audin, a repris espoir. En 2001, elle dépose plainte pour « crime contre l’humanité », « enlèvement » et « séquestration ». En mai de la même année, un ancien sergent, Yves Cuomo, révèle que le prisonnier qui s’est enfui de la Jeep qu’il conduisait, le 21 juin 1957 à Alger, n’était peut-être pas Maurice Audin. La version officielle présentée alors par l’armée pourrait avoir été montée de toutes pièces, laisse-t-il entendre.

Yves Cuomo s’arrête là. Josette Audin, quant à elle, est déboutée de sa plainte en 2002. La justice estime qu’il n’y a pas matière à rouvrir l’affaire. Bien que les principaux protagonistes de cette affaire disparaissent au fil des ans – le général Massu est mort en octobre 2002 -, il reste des gens qui « savent », cela ne fait aucun doute : de hauts gradés, au sein de l’armée, et d’ex-ministres, aujourd’hui tous à la retraite. Le seul à avoir brisé l’omerta sur la guerre d’Algérie, le général Aussaresses, fait sans doute partie des « conjurés » mais refuse obstinément de livrer la vérité. « JE REVOIS SON VISAGE » Dans son appartement de la banlieue parisienne, Josette Audin attend toujours. Cette femme discrète, à la santé chancelante, âgée aujourd’hui de 76 ans, donne l’impression que sa vie s’est arrêtée en juin 1957. Elle pense en permanence au disparu mais n’en parle jamais. Pas même avec Maurice, 19 ans, étudiant en maths sup, l’un de ses six petits-enfants. Trop douloureux. A 85 ans, Henri Alleg reste toujours alerte. Il rentre même d’une série de conférences aux Etats-Unis.

L’auteur de La Question est le dernier à avoir vu Maurice Audin vivant (hormis ses assassins). L’un et l’autre se sont croisés au centre de tortures d’El-Biar, en ce mois de juin 1957. « Il faisait chaud. Maurice portait une chemisette. Je revois son visage défait. Son bourreau l’a amené devant moi et lui a crié : « Audin, dis à ton ami les horreurs qu’on t’a faites hier soir. Ainsi, ça lui évitera de les subir, lui aussi ! », se souvient Henri Alleg. Maurice m’a regardé. Il a juste lâché dans un souffle : « C’est dur, Henri… » »

Florence Beaugé

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