Tribune publiée par le Journal du Dimanche le 21 juin 2020
Par l’Association des archivistes français (AAF) et l’Association des historiens contemporanéistes (AHCESR)
La principale association d’historiens contemporanéistes de France, l’Association des archivistes français, l’Association Josette et Maurice Audin, ainsi que de nombreux historiens réclament dans cette tribune l’abrogation des dispositions de l’IGI 1300, qui posent selon eux « des limites inacceptables au libre examen de notre histoire récente ».
En ce jour anniversaire de la mort de Maurice Audin dont le président de la République a reconnu en septembre 2018 qu’elle était imputable au « système » alors mis en place par la France en Algérie, nous demandons l’accès immédiat aux archives classifiées secret de la défense nationale librement communicables à l’issue des délais légaux prévus par la loi. Dans une démarche inédite, la principale association d’historiens contemporanéistes de France, l’association des archivistes français, l’association Josette et Maurice Audin, ainsi que des historiennes, des historiens* et des juristes ont déposé ce jour, auprès du Premier ministre, une demande d’abrogation de l’article 63 de l’instruction générale interministérielle n°1300 (IGI 1300), sur la protection du secret de la défense nationale.
La loi prévoit que les documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale deviennent communicables de plein droit à l’expiration d’un délai de cinquante ans, sans qu’aucune autre condition particulière ne puisse être exigée. L’IGI 1300, dont l’application s’est considérablement durcie ces derniers mois à la demande du Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale, entend subordonner la communication de ces documents à une procédure administrative dit de « déclassification ». La déclassification des documents (qui consiste à apposer un marquage réglementaire complété par des informations portées à la main sur chaque document) est une tâche titanesque car les services d’archives peuvent se trouver dépositaires de dizaines de milliers de documents couverts par le secret de la défense nationale.
Cette situation, sous le prétexte abusif de la nécessité de protection du secret de la défense, a pour conséquence, Monsieur le Premier Ministre, une complexification absurde et une restriction sans précédent de l’accès aux archives publiques de la période 1940-1970. Alors que le président de la République appelle à un débat sur le passé colonial de notre pays, l’accès aux archives permettant un examen informé et contradictoire de ces questions est aujourd’hui entravé.
Monsieur le Premier Ministre, comment la France peut-elle examiner sereinement ces questions s’il est de fait impossible d’accéder aux archives classifiées secret de la défense nationale de plus de 50 ans et donc librement communicables en vertu de la loi ? Aborder les enjeux les plus controversés de notre passé récent, comme l’Occupation, les guerres coloniales ou l’histoire politique agitée des années 1950 à 1970, est ainsi devenu un parcours du combattant, dès qu’il s’agit d’archives classifiées.
Or, nul ne peut contester que l’examen contradictoire du passé, à partir de sources fiables, constitue une dimension fondamentale du débat démocratique. L’accès aux archives est d’ailleurs garanti par l’article 15 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789. Aujourd’hui, la multiplication des fake news et autres réécritures du passé sans base documentaire, ajoutée à la défiance à l’égard des institutions, rendent l’accès ouvert aux archives d’autant plus nécessaire.
Monsieur le Premier ministre, nous — archivistes, juristes comme historiennes et historiens — vous demandons l’abrogation des dispositions de l’IGI 1300 contraires à la loi. Leurs effets pratiques, constatés par de nombreux chercheurs et citoyens, posent des limites inacceptables au libre examen de notre histoire récente dans un cadre démocratique et républicain.
* Liste des signataires :
Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement Supérieur et de la recherche, Association des archivistes français, Association Josette et Maurice Audin, Marc-Olivier Baruch (EHESS), Jean-Marc Berlière (Université de Bourgogne), Emmanuel Blanchard (Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines), Helga E. Bories-Sawala (Université de Brême, Allemagne), Raphaëlle Branche (Université de Paris Nanterre), Marie Cornu (CNRS), Hanna Diamond (Université de Cardiff, Grande-Bretagne), Valeria Galimi (Université de Florence, Italie), Robert Gildea (Université d’Oxford, Grande-Bretagne), Arlette Heymann-Doat, James House (Université de Leeds, Grande-Bretagne), Julian Jackson (Queen Mary, Université de Londres, Grande-Bretagne), Eric Jennings (Université de Toronto, Canada), Harry Roderick Kedward (Université de Sussex, Grande-Bretagne), Julie Le Gac (Université de Paris Nanterre), Chantal Metzger (Université de Lorraine), Gilles Morin, président de l’Association des usagers du service public des archives nationales), Isabelle Neuschwander, ancienne directrice des Archives nationales, Denis Peschanski (CNRS), Mary Louise Roberts (Université du Wisconsin, Etats-Unis), Frédéric Rolin (Université Paris-Saclay), Henry Rousso (CNRS), Anne Simonin (CNRS, EHESS), Catherine Teitgen-Colly (Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Martin Thomas (Université d’Exeter, Grande-Bretagne), Fabrice Virgili (CNRS, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Noé Wagener (Université de Rouen – Normandie), Bertrand Wasrufel (Université de Paris 8), Annette Wieviorka (vice-présidente du Conseil supérieur des archives), Olivier Wieviorka (ENS Paris-Saclay)
Tribune historiens internationaux
Douze historiens de divers pays soulignent, dans une tribune au « Monde », que des travaux qu’ils ont déjà menés ne seraient plus possibles aujourd’hui dans les archives françaises. En appelant au président Macron, ils déplorent une situation portant atteinte à la réputation internationale de la France dans le domaine de la recherche historique.
Tribune. Nous, historiens et historiennes de la France contemporaine depuis des décennies, sommes consternés par les conséquences néfastes de l’instruction générale interministérielle de 2011 (IGI 1 300). Nous avons salué la volonté du président Macron d’ouvrir les archives touchant à la disparition de Maurice Audin et plus largement aux disparus de la guerre d’Algérie. Nous sommes d’autant plus surpris qu’au même moment l’application de cette instruction introduise un régime plus restrictif que celui qui prévalait antérieurement et notamment depuis la loi de 2008.
Une situation digne de Kafka
Des documents que nous avons déjà exploités, même publiés, dans nos ouvrages, pourraient se trouver désormais fermés aux chercheurs. Il est déjà arrivé à quelques-uns parmi nous de se voir refuser la consultation de documents consultés il y a des dizaines d’années ! C’est une situation digne de Kakfa. Les travaux que nous avons effectués ne seraient plus possibles à mener dans les archives françaises. Cette restriction qui, au mieux, ralentit de plusieurs mois ou années les travaux et, au pire, les rend impossibles, représente une atteinte très sérieuse à la réputation internationale de la France dans le domaine de la recherche historique.
Les signataires de cet appel expriment donc leur vive inquiétude et demandent au président de la République de faire réexaminer cette instruction et ses modalités d’application, en conformité avec ses déclarations relatives à l’ouverture des archives.
Signataires : Helga E. Bories-Sawala (université de Brême, Allemagne) ; Hanna Diamond (université de Cardiff, Royaume-Uni) ; Valeria Galimi (université de Florence, Italie) ; Robert Gildea (université d’Oxford, Royaume-Uni) ; James House (université de Leeds, Royaume-Uni) ; Julian Jackson (Queen Mary, université de Londres, Royaume-Uni) ; Eric Jennings (université de Toronto, Canada) ; Harry Roderick Kedward (université de Sussex, Royaume-Uni) ; Robert O. Paxton (université de Columbia, New York, Etats-Unis) ; Renée Poznanski (université Ben-Gourion, Israël) ; Mary Louise Roberts (université du Wisconsin, Etats-Unis) ; Martin Thomas (université d’Exeter, Grande-Bretagne).