Prix 2014

par Ajma

Remise du prix, juin 2014

Du prix Maurice Audin 2014 de mathématiques s’est déroulée en deux temps : les deux récipiendaires, une Algérienne et un Français, ont reçu leur prix le 12 mars 2014 à Alger ; une seconde cérémonie a été organisée à Paris, le 18 juin 2014, dans les locaux de l’Institut Henri Poincaré. Lors de cette dernière, François Hollande a adressé aux participants un message qui ne dit pas un mot des tortures infligées par des militaires français à Maurice Audin ni de son assassinat par eux, mais que l’on peut considérer comme le premier début de reconnaissance officielle de la responsabilité des autorités françaises de l’époque dans sa disparition en juin 1957.

Le président du prix Maurice Audin, Cédric Villani, était présent à Alger le 12 mars 2014, et c’est lui qui a présidé la cérémonie du 18 juin dernier.

Cédric Villani

C’est avec émotion que j’ouvre cette séance de remise du prix Maurice Audin, en présence de la famille Audin, Josette et Pierre, en présence du président et du trésorier de l’association Maurice Audin. Je vais commencer par laisser la parole à Gerard Tronel, trésorier de l’association Maurice Audin, pour des remerciements à des personnes qui ont contribué de manière extrêmement importante à cette organisation.

(…)

Maurice Audin

Je commencerai par une très brève évocation de la mémoire de Maurice Audin. Né en 1932 à Beja, mort à Alger en 1957, Maurice Audin était un mathématicien français, assistant à l’université d’Alger et militant de l’indépendance algérienne. Si tout le monde le connait, c’est en particulier pour son engagement courageux au service de cette cause, l’indépendance algérienne, et la disparition, jamais officiellement élucidée, qui l’a fauché, alors qu’il était en train de terminer sa thèse, l’arrachant brutalement à l’affection de ses proches et à la communauté.

En décembre 1957 déjà, le grand mathématicien René de Possel, directeur de thèse de Maurice Audin, avait soulevé l’émotion en faisant
soutenir la thèse in absentia, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, devant une foule rassemblée pour l’occasion. Le jury était composé de Jean Favard, Jacques Dixmier, et Laurent Schwartz, bien connu lui aussi pour son engagement humaniste. René de Possel lui-même avait exposé les travaux de Maurice Audin qui avait obtenu la mention très honorable. Laurent Schwartz rappelle cet épisode dans ses mémoires avec émotion.

Je me suis rendu, en mars dernier, à Alger, à l’occasion, entre autres, de la remise de ce prix du côté algérien, et cela a aussi été une grande émotion pour moi, de voir le nom d’Audin affiché un peu partout, et la place qui porte son nom. En tant que mathématicien, je dois dire que nous sommes fiers de compter Maurice Audin dans notre communauté : un symbole fort d’engagement scientifique et moral, que nous saluons avec admiration.

C’est l’une des fonctions de ce prix scientifique : saluer la mémoire de ce militant courageux. Et à Alger, le 12 mars dernier, en présence du
ministre de l’enseignement supérieur, a eu lieu une évocation très émouvante et parfois très dure de Maurice Audin, et du sort qu’il a connu ; cette présentation a été faite par l’un de ses camarades.

Aujourd’hui, satisfaisant à une requête de longue date, c’est le Président de la République française, François Hollande, qui a tenu à s’exprimer après avoir reçu Pierre et Josette Audin. Je vais vous donner lecture de ce texte, transmis par le Président pour lecture publique.

[Lecture du message du Président de la République]

Comme le rappelle le Président, nous avons un devoir de mémoire et de vérité ; il est extrêmement important de ne pas oublier le passé, ainsi que les idéaux pour lesquels certains généreux confrères ont donné leur vie.

Il faut aussi bien sûr regarder vers l’avenir, et c’est de cela aussi qu’il est question avec ce prix Audin.

Le prix Maurice Audin

À l’occasion de la remise de ce prix du côté algérien, j’avais eu l’occasion de donner un exposé et de rencontrer les étudiants du lycée d’élite de Kouba, de jeunes étudiants algériens extrêmement motivés, et l’ambiance de travail et d’espoir qui y régnait faisait partie de l’importance de ce prix Audin.

Le prix est fait dans cet état d’esprit : regarder vers l’avenir, avec un double rôle : favoriser la coopération entre la France et l’Algérie, au niveau scientifique, favoriser la fraternité entre les scientifiques et les humains en général ; et aider le milieu mathématique algérien à progresser et à prendre place sur la scène internationale.

Le rôle de coopération entre l’Algérie et la France est reflétée par le fait que le jury du prix Maurice Audin est constitué de personnalités
françaises et algériennes, de premier plan dans le domaine mathématique. C’est un prix scientifique, attribué pour la qualité de travaux de recherche. Il est attribué aussi pour une démarche : une démarche d’ouverture, une démarche de collaboration. Il est destiné à favoriser la qualité de la recherche scientifique, et non la quantité — avec l’idée que c’est le travail de pointe qui est le plus important dans la recherche. Le prix est décerné tous les deux ans. Deux mathématiciens qui ont joué un rôle très important, durant ces dernières années, pour assurer
le Prix Audin sont Wendelin Werner, médaille Fields 2010, dont je salue le travail ces dernières années au sein du jury, et Gerard Tronel,
qui s’est exprimé tout à l’heure, et qui a été la cheville ouvrière du prix.

Le prix Maurice Audin acquiert une importance de plus en plus grande, non seulement du fait de son contexte, mais aussi du fait de l’importance grandissante des sciences mathématiques dans notre monde. Ces sciences s’invitent dans tous les défis technologiques, dans notre économie, et dans le progrès, comme le prouvent les efforts de plus en plus importants consentis dans ce domaine par les pays qui souhaitent le plus s’affirmer sur la scène mondiale.

Également important à travers cette célébration des mathématiques est le rôle de formation de l’esprit, et d’exigence intellectuelle, qui est associé à la discipline avec toute sa rigueur, répondant à l’exigence intellectuelle dont Maurice Audin a fait preuve.

L’Institut Henri Poincaré, depuis l’an dernier, a émis le souhait, en accord avec l’association Maurice Audin, d’être associé de près à ce prix, et s’apprête à le parrainer au travers de conventions qui sont en cours de préparation. Je m’exprime ici donc à la fois en tant que directeur de l’Institut Henri Poincaré et en tant que représentant du jury. C’est l’occasion de rappeler que cet institut a été créé également pour favoriser les échanges internationaux, et a été créé aussi dans un contexte dur, au lendemain de la première guerre mondiale et de l’anéantissement politique de la science européenne. Nous sommes fiers de reprendre le prix Audin parmi nos missions.

Les lauréats

Cette année comme d’habitude, le prix Audin a donné lieu à de nombreuses discussions ; le jury a dû tenir compte de nombreux paramètres et examiner beaucoup de candidatures. On a vu des dossiers de jeunes candidats extrêmement méritants ; on peut dire, sans trahir le secret des débats, qu’il y a eu des discussions jusqu’au bout. Et, avant de dire quelques mots sur eux, je vais annoncer que le prix est attribué, pour cette année, à San Vu Ngoc, ici présent, et Kaoutar Ghomari, qui elle est basée à Oran.

Les deux lauréats sont jeunes, nés en 1972 et 1975 respectivement. J’ai bien connu San Vu Ngoc, qui était mon camarade de promotion a l’École normale supérieure ; je précise, même si c’est une évidence, que je me suis donc retiré, pendant les délibérations du jury, des débats qui le concernaient. Pour la petite histoire, San est algérien d’une certaine façon, puisqu’il a passé les trois premières années de sa vie dans ce pays.

Au terme d’une scolarité brillante à l’École normale supérieure, San Vu Ngoc est parti a Grenoble travailler avec Colin de Verdière ; il a été chargé de recherches au CNRS ; il est devenu l’un des meilleurs spécialistes de l’analyse semi-classique, une discipline où l’on s’intéresse à la connexion entre le monde quantique qui nous est inaccessible, et le monde classique, celui qui régit les phénomènes physiques à notre échelle. Le sujet est à la fois fondamental, et d’intérêt technologique et physique non négligeable. San Vu Ngoc a étudié à Grenoble avec Yves Colin de Verdière, comme je l’ai déjà mentionné, mais aussi à Berkeley avec Alan Weinstein. Il s’agit là de deux géomètres de classe mondiale. Il est devenu professeur des universités à Rennes, très impliqué dans les actions locales, réputé pour son sens de l’action mathématique, animateur de projets ANR, membre de l’Institut universitaire de France. Il est directeur du centre Henri Lebesgue, qui organise des semestres thématiques, des conférences, des écoles, avec un caractère international très marqué, et propose des bourses, en particulier pour des chercheurs étrangers : bourses de mastère, postdocs, et chaires.

Sur Kaoutar Ghomari, je mentionnerai qu’elle est née en 1975, a fait ses études supérieures à l’université d’Oran, et qu’elle enseigne maintenant dans cette même ville, à l’ancienne ENSET, maintenant École polytechnique. Sa thèse a été soutenue en 2010 sous la direction du Professeur Messirdi, avec la cotutelle de San Vu Ngoc.

Cette année le prix récompense une rencontre scientifique. En 2006, Kaoutar Ghomari était invitée a un colloque organisé en l’honneur
d’Yves Colin de Verdière, elle cherchait un co-directeur de thèse, et elle s’est retrouvée à discuter avec San Vu Ngoc. C’était le début d’une collaboration, due donc au hasard des rencontres comme c’est souvent le cas, et durable puisqu’elle continue encore aujourd’hui avec plusieurs
articles — certains en collaboration avec Messirdi, et d’autres en collaboration avec Vu Ngoc. Le sujet est la résonance qui apparaît quand on couple deux oscillateurs, classiques ou quantiques, avec des fréquences rationnellement dépendantes — un sujet qui intéressait San en particulier via les spectroscopistes de Grenoble, et particulièrement un expérimentateur talentueux au nom prédestiné, Marc Joyeux. C’est donc le sujet qu’il proposa à Kaoutar Ghomari, au début d’un travail qui allait produire quatre articles de qualité, dans une thématique moderne
et en phase avec la recherche contemporaine. Particulièrement salué a été un article paru dans Asymptotic Analysis en 2013, traitant de l’analyse asymptotique pour le hamiltonien via des formes normales de Birkhoff-Gustafsson.

Cette collaboration continue, avec des visites en France de Kaoutar Ghomari, et des visites en Algérie de San Vu Ngoc ; une visite est prévue pour bientôt à Oran. Au total pas moins de huit déplacements dans un sens ou dans l’autre : une vraie démarche de collaboration qui est tout à fait dans l’esprit de rencontre et de fraternité que le prix Audin tient à récompenser.

Le plus important, de nos jours, pour les jeunes chercheurs motivés des pays émergents, c’est de s’insérer dans la recherche contemporaine internationale, sans forcément multiplier les articles, mais avec une démarche de qualité et d’exigence intellectuelle.

On sait combien les échanges et les communications sont fondamentales pour faire progresser les idées mathématiques et scientifiques en général : nous avons ici un échange parfait, et l’occasion de pouvoir, par des actions constructives, effacer les blessures qui ont été infligées à la science algérienne par les événements tragiques du passé.

C’est donc un grand plaisir de décerner ce prix Audin, du côté français, à San Vu Ngoc.

Paris, le 18 juin 2014

Cédric Villani

[1] La médaille Fields est la plus haute récompense internationale pour un mathématicien ; elle est souvent considérée comme équivalant pour les mathématiques au prix Nobel.

[2] Les intertitres sont de LDH-Toulon.