L’Algérie au rendez-vous d’Audin

par Ajma

Lundi 26 Mai 2003
L’Humanité

Pour les grands témoins de l’histoire, réunis autour d’Ernest Pignon -Ernest, l’apparition de Maurice Audin sur les murs d’Alger, prend tout son sens pour la jeunesse algérienne. Débat dans un Café des Amis de l’Huma bondé.

Il est des souvenirs qui se refusent à l’archivage, comme celui de la guerre d’Algérie et de ses moments les plus sombres. Comme des dossiers qu’on ne veut pas classer, soit qu’on ne tient pas à les ouvrir, soit qu’on persiste à souffrir. Il est des visages qu’on aimerait encore croiser. Celui de Maurice Audin, jeune mathématicien assistant à la faculté d’Alger, militant communiste disparu après avoir été arrêté le 21 juin 1957 à Alger, est de ceux-là. Le  » Parcours mémoire Audin  » du plasticien Ernest Pignon Ernest (l’Humanité du 19 mai), propose un croisement. En invitant l’artiste mercredi soir, le Café des Amis de l’Humanité voulait en mesurer la portée, au carrefour de l’histoire, de la mémoire et de la justice, entre France et Algérie, quelque part entre un mur du quartier populaire d’El Biar et l’entrée du palais de justice de Paris.

Une centaine de personnes s’étaient massées à l’intérieur du café. Certaines se sont retrouvées. Josette Audin, compagne du disparu en quête de justice, Henri Alleg, l’auteur de la Question, qui dénonça la torture en 1958 à partir du récit sa détention, Louisette Ighilhariz, l’Algérienne, dont le témoignage, en juin 2000, a fait choc, Florence Baugé du Monde qui a publié ce témoignage, et qui était là avec ses deux témoins algériens contre Le Pen. Comme un rendez-vous après deux années de retour sur la torture provoqué par l’Appel des douze lancé dans l’Humanité, et qui a changé, dira Nicole Dreyfus, la conscience publique.

Rencontre, aussi, impressionnante pour ceux qui connaissaient les itinéraires, entre anciens du PC algérien et anciens du FLN, avant que les uns et les autres ne se fondent dans le même combat de l’indépendance, autour d’une figure qui ressurgit. Le dessin noir et blanc de Maurice Audin en pieds projette contre l’oubli la présence d’un homme. Fragiles, éphémères, les feuilles collées sur des murs d’Alger n’ont pas le poids d’une plaque officielle, ni la pesanteur de la cérémonie. Il existe une place Maurice-Audin à Alger. Mais,  » pour les jeunes gens que j’ai rencontrés, elle est comme la place du Châtelet, le nom d’un lieu comme un autre « , raconte Ernest Pignon-Ernest à Mina Kaci de l’Humanité qui l’interroge. Plaque vide qui masque, par un simple nom, l’action d’un homme et sa disparition. Les taxis de la place, eux aussi, portaient il y a peu encore la plaque signalétique  » Audin  » sur leur carrosserie. Mais plutôt que de balader conventionnellement la mémoire, Ernest Pignon Ernest, invité à participer à une exposition, a choisi d’arrêter le regard.  » On ne pourra bâtir de nouvelles relations entre la France et l’Algérie que sur la vérité « , explique l’artiste. Devant son travail, tout passant est convié à penser ou à déchirer, à parler, à prendre position. Ici rien ne se fige, la feuille est torturée, la matière s’infiltre et l’histoire enfouie se révèle. Venu le jour même d’Algérie, un ami, Hachemi Mokrane, du Centre culturel français, qui a participé au collage, raconte les réactions, l’hostilité des uns, le soutien des autres, celui du vieil habitant du quartier qui a connu Audin et qui veut créer une association, d’un autre qui a partagé la même prison, celui d’un écrivain qui s’insurge contre l’oubli de  » ces gens qui étaient à nos côtés « .

En France comme en Algérie tout semble fait pour organiser le silence.  » Notre jeunesse algérienne a été amenée à oublier l’histoire de la guerre d’indépendance « , s’insurge Louisa (Ighilarhiz). Contre les images d’Épinal, il faut, dit-elle,  » que les tortionnaires payent aujourd’hui, que la vérité soit connue, ici et là-bas, pour une année de l’Algérie saine « .  » On a trop longtemps caché ce qu’a été la lutte des Algériens et les souffrances qui ont frappé des dizaines de milliers d’entre eux « , reprend Henri Alleg qui n’accepte d’être un symbole qu’à la condition de dire la vérité aussi pour l’armée des anonymes. Les jeunes Français n’en sauraient pas plus sur la période que les Algériens.  » Pourquoi n’avez-vous pas porté plainte ? « , lui demanda-t-on même, un jour, naïvement, au sujet des tortures qui lui ont été infligées par l’armée française. Aujourd’hui encore qui ne dit mot sur ce passé cautionne le pire pour demain. Y aurait-il une  » deuxième affaire Audin « , demande Charles Silvestre devant le silence des autorités et en particulier du ministère de la Défense refusant de démentir le général Schmidt soutenant, à l’occasion du procès Aussaresses, une certaine nécessité de la torture ? Saluant le courage d’Ernest Pignon-Ernest, Josette Audin déplore les difficultés rencontrées par son action en justice. Pour son avocate Nicole Dreyfus,  » l’aveuglement, face au devoir de vérité historique et de justice, se perpétue aujourd’hui « . Les chances de voir la plainte pour crime contre l’humanité et séquestration porter ses fruits paraissent faibles quand la Cour de cassation va devoir se prononcer.

Paris. Alors qu’une place Maurice Audin est sur le point d’être baptisée au Quartier Latin, comme le rapporte Pierre Mansat du groupe communiste du Conseil de Paris, toute l’articulation politique de la question de la torture pendant la guerre d’Algérie cherche toujours son débouché. On parlait de ces murs qui vibraient sous les dessins d’Ernest Pignon-Ernest mercredi soir. Pendant ce temps, tragique coïncidence, d’autres s’écroulaient dans le tremblement de terre d’Alger. La mémoire ne se fixe pas que dans ses lieux.

David Zerbib

D'autres Articles