Rencontre avec la veuve de Maurice Audin, ce jeune mathématicien mort sous la torture en 1957.

par Ajma

Lundi 13 Novembre 2000
L’humanité

Signataire de l’appel des douze personnalités à condamner la torture, elle évoque Alger, sa vie avec son époux, leurs engagements, et ce  » deuil impossible « , aujourd’hui encore.

Parlez-nous de  » votre  » Maurice. Josette Audin cherche sa respiration. Son silence, quelques secondes, devient oppressant, presque gênant. Elle se lève, s’éloigne, revient et me tend une photo crénelée et jaunie.  » J’aime particulièrement cette photo.  » La dernière de Maurice Audin. Il rayonne de ses vingt-cinq ans. Cheveux en désordre, regard pétillant, un léger sourire. 1957, la bataille d’Alger fait rage, la ville est quadrillée par les parachutistes. Les trois enfants se reposent dans leur chambre. La photographe le surprend en pleine lecture de l’Humanité : à la une, un titre d’éditorial,  » Paix en Algérie « . Cette terre si chère au cour de ce jeune couple d’universitaires. Josette et Maurice Audin militent au sein de la même cellule du Parti communiste algérien, à la fac d’Alger. Une image de bonheur. Comment Josette, en appuyant sur le déclic de son Kodak, pouvait-elle imaginer qu’il ne restait à Maurice que quelques jours à vivre ? Que le fil de leur amour allait soudain être brisé ?

 » Quarante-trois ans après, c’est toujours l’image que je garde de lui « , murmure Josette, sans pouvoir quitter la photo des yeux. Comment pourrait-elle oublier ce 11 juin 1957, à 23 heures ?  » Il y avait le couvre-feu, on était dans la maison avec les enfants, au lit, mais pas encore endormis. Les paras sont arrivés, ils l’ont emmené et je ne l’ai plus jamais revu.  » Josette s’inquiète auprès des militaires : où l’emmènent-ils ? Quand sera-t-il de retour ?  » L’un d’eux me répond que je le reverrai s’il est raisonnable.  » Raisonnable… Les jours suivants, Josette Audin court dans tous les sens pour avoir des nouvelles. Elle alerte le collectif des avocats progressistes qui s’étaient mis à la disposition des emprisonnés politiques.  » J’ai reçu des papiers du gouvernement général m’informant que mon mari était assigné à résidence, en bonne santé.  » Vingt-neuf jours d’angoisse, puis le 1er juillet 1957 :  » Les autorités ont convoqué mes avocats pour leur annoncer une « bonne nouvelle ». C’est l’expression qu’ils ont employée pour dire que Maurice s’était évadé. Avec le recul, on peut mesurer le sadisme de ces gens. « 

Maurice Audin est mort sous la torture, quelques jours après son arrestation.  » Ils l’ont tué, ensuite ils ne savaient plus quoi faire de son corps, parce que ce n’était pas un « simple Arabe », comme ils disaient. Il était mathématicien. Il allait passer sa thèse. Ça ne pouvait pas passer aussi facilement que ce qu’ils avaient couramment l’habitude de faire avec les Algériens d’origine.  » Cette vérité finira par s’imposer, notamment grâce au comité Maurice Audin, qui s’est créé en France dans l’émotion suscitée par sa disparition. Dans son numéro 19, de décembre 1959, le comité publie le résultat de son enquête :  » Le 21 juin, les parachutistes, qui n’ont rien pu tirer d’Henri Alleg, espèrent que Maurice Audin leur permettra d’arrêter plusieurs dirigeants communistes et notamment André Moine, et de constituer un dossier contre le Parti communiste algérien. Ils décident donc de pratiquer un nouvel interrogatoire. Celui-ci est mené par le lieutenant Charbonnier (…). Au cours de cet interrogatoire, le lieutenant Charbonnier, ne parvenant pas à tirer de Maurice Audin des renseignements qu’il souhaitait obtenir, a une crise de fureur. Il bondit à la gorge de Maurice Audin et l’étrangle.  » Toujours selon le comité, le soir même de cette journée,  » le lieutenant Charbonnier organise la mise en scène qu’il croit définitive, celle qui doit égarer la justice : l’évasion « , lors d’un transfert du prisonnier dans un autre lieu de détention. Une mascarade couverte par le général Massu, qui commandait la 10e division parachutiste.

Josette Audin se renverse en arrière, comme pour trouver l’air qui lui manque. Le passé l’étouffe toujours. Le deuil impossible. Le corps de Maurice qui n’a jamais été retrouvé. Le lieutenant Charbonnier est mort en 1995 sans révéler son secret : son fils a suggéré, dans un article publié dans l’hebdomadaire Marianne (daté du 24 au 30 juillet 2000) que son père avait assumé une responsabilité qui était celle de ses supérieurs.  » Ce n’est peut-être pas Charbonnier qui l’a tué, mais il l’a arrêté, torturé comme les autres. Que ce soit Charbonnier, Bigeard, Massu et tant d’autres, je les considère tous comme des assassins « , dit Josette. Comment oublier que Charbonnier avait lui-même torturé Henri Alleg, le directeur d’Alger républicain, ami de la famille Audin.  » Henri a été arrêté en arrivant chez nous le lendemain de l’arrestation de mon mari, le 12 juin 1957. Les paras avaient installé une souricière.  » Par son récit des tortures qu’il a subies, Henri Alleg allait bouleversé l’opinion en publiant la Question, écrit en prison.

Les Audin, un couple héroïque ?  » On était une famille normale, avec trois enfants. Notre dernier est né un mois avant l’arrestation de son père. Nous étions un couple enthousiaste, comme pouvaient l’être beaucoup de jeunes de notre génération. Simplement, nous étions révoltés par le colonialisme. On ne supportait pas de voir des gosses algériens cirer les chaussures dans les rues, au lieu d’aller à l’école. Le mépris affiché envers la population algérienne d’origine. Au marché, si le vendeur était arabe, tout le monde le tutoyait. Nous ne l’acceptions pas.  » C’est donc tout naturellement que Josette et Maurice Audin se sont retrouvés avec  » ceux qui réclamaient l’indépendance, ceux qui réclamaient leurs droits d’humains, tout simplement « .

Josette Audin se redresse. Ses mots pèsent lourds. Ses silences écrasent la conscience. Elle se racle la gorge, revient au présent, à l’appel qu’elle a cosigné avec onze autres personnalités, paru dans l’Humanité du 31 octobre. Parmi eux, des initiateurs du comité Maurice Audin (1). Un appel qui a rapidement suscité une réaction de la part du chef du gouvernement. Lionel Jospin a en effet invité la France à  » regarder sa propre histoire avec lucidité  » et s’est engagé à poursuivre  » le travail de vérité « . Pour Josette Audin,  » le premier ministre a fait un petit pas, mais on ne peut s’en satisfaire. Ce n’est pas au cours d’un dîner qu’il faut intervenir sur cette question « . Elle souhaite la tenue d’un débat solennel à l’Assemblée nationale sur la torture commise par la France durant la guerre d’Algérie.  » Il faut qu’un jour ou l’autre on condamne ce qui s’est passé.  » Lueur d’espoir. Un long silence. Désespoir. Josette ajoute, comme pour elle-même :  » De toute façon… cela ne rendra pas Maurice. On ne saura jamais la vérité.  » Comment vivre avec cela, ce corps jamais revu ?  » C’est dur… très dur… « , chuchote-t-elle dans un souffle.

La rencontre s’achève. Josette Audin paraît soulagée. Nous nous levons. Dans le petit salon de son appartement de professeur à la retraite, la bibliothèque occupe tout un mur. Près de la photo de Maurice appuyée contre des livres, une carte postale attire le regard. Une vue d’Alger. La perspective de la rue Didouche-Mourad. À peine masquée, la place Maurice-Audin. Un choc émotionnel pour l’Algérienne que je suis. Cette place que l’on connaît si bien. Trop. Sur cette place, aujourd’hui, les Algérois se donnent volontiers rendez-vous. On se dit :  » À tout à l’heure, place Audin « , comme on se dit à Paris  » rendez-vous sur les marches de l’Opéra-Bastille « . C’était tellement entré dans le vécu que j’avais cessé de penser à l’homme. Un tourbillon de pensées. Audin, ce n’était plus de l’histoire. C’était un homme jeune, éternellement beau, que des bourreaux avaient torturé à mort. Et la femme qui l’avait aimé, qui l’aime encore si fort, est à côté de moi… Je n’ai pas osé en parler. Josette s’est méprise sur mon trouble. Elle me dit, presque gênée :  » Ce n’est pas pour la place que je garde cette carte postale. C’est parce que la rue est dominée par la fac. C’est là où j’ai connu Maurice. C’est là que nous avons étudié et milité ensemble.  » Là qu’est né leur amour inachevé, volé à jamais.

Mina Kaci

(1) Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet…

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