Après le pas franchi dans l’affaire Audin, avançons vers la vérité dans l’affaire Ben Barka

par Ajma

Ghita Ben Barka, veuve de Mehdi Ben Barka, échange avec Pierre Audin, fils de Maurice Audin.

Le 29 octobre 2019, cinquante-quatre ans après l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, des rassemblements ont eu lieu à Paris et à Rabat pour demander que les circonstances de sa mort soient enfin élucidées. Au Maroc comme en France, la raison d’Etat continue à faire obstacle à la vérité. Dans un appel publié notamment par Mediapart, des personnalités des deux pays ont demandé aux États d’assumer leurs responsabilités. Sur le lieu de son enlèvement par des policiers français, boulevard Saint-Germain, a eu lieu un rassemblement auquel a participé Ghita Ben Barka, la veuve de Mehdi Ben Barka, au cours duquel Bachir Ben Barka est intervenu au nom de l’Institut Mehdi Ben Barka-Mémoire vivante.

INTERVENTION DE LA FAMILLE DE MEHDI BEN BARKA AU RASSEMBLEMENT DU 29 OCTOBRE 2019 À PARIS 54ème ANNIVERSAIRE DE SON ENLÈVEMENT ET DE SA DISPARITION

Mesdames, messieurs, chers amis,

Merci d’être présents aussi nombreux comme chaque année pour ce rendez-vous de la mémoire, de la vérité et de la justice.

Merci aux représentants des organisations et associations qui ont signé l’appel à ce rassemblement ainsi que de nombreux amis membres de familles de disparus, particulièrement les famille El Manouzi et Ouazzane.

Je salue la présence de membres du Comité pour la vérité dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, de son secrétaire et de membres du Collectif secret-défense, un enjeu démocratique.

En ce moment se tient à Rabat un rassemblement organisé par la Coalition marocaines des instances de droits humains qui regroupe 21 organisations, avec le soutien du Comité de coordination des familles des victimes de la disparition forcée. Je les salue très chaleureusement et très fraternellement en ces moments difficiles du combat pour la vérité et la justice, pour connaître le sort des disparus, pour dénoncer les responsables des enlèvements, des tortures et des assassinats et mettre fin ainsi à l’impunité et à l’oubli. Je m’associe au mots d’ordre des familles de disparus pour la mise en place d’une « commission nationale pour la vérité » qui répondrait enfin à notre attente légitime.

Les combats menés au Maroc pour la défense des droits humains, pour la démocratie, la justice sociale et la dignité se font dans des conditions rendues plus difficiles à cause de l’offensive du pouvoir tant dans le domaine de la répression systématique des mouvements sociaux que dans l’attaque contre les acquis dans le domaine des droits humains.

Comment interpréter autrement les lourdes condamnations en appel des leaders du mouvement social du Hirak du Rif après des procès injustes avec l’aggravation des peines en appel et la dégradation de leurs conditions de détention ? C’est un avertissement à tous ceux qui veulent s’élever contre les détériorations des conditions économiques et sociales des classes populaires. L’Etat remplace le dialogue social par la répression judiciaire. C’est pour cela que nous exigeons l’annulation des peines et la libération immédiate de tous les détenus condamnés pour leur implication dans les mouvements sociaux du Rif et des autres régions du Maroc.

Cette criminalisation du mouvement social s’accompagne d’une instrumentalisation des dispositions d’un code pénal rétrograde pour faire taire les voix critiques. Une justice soumise au pouvoir exécutif se charge ensuite de prononcer de lourdes sentences.

Ces dérives sécuritaires et liberticides sont parfaitement illustrées dans l’affaire de l’arrestation et la condamnation de Hajar Raissouni, de son fiancé et du personnel médical. La grâce royale qui a suivi, qui n’annule pas leurs condamnations injustes, ne peut pas cacher le degré de violence institutionnelle à laquelle on a assisté ; violence envers les femmes en premier lieu, avec le bafouement de leur droit à disposer de leur corps ; violence envers l’ensemble des citoyens et les acteurs sociaux et politiques, envers les journalistes d’investigation qui dérangent et envers les défenseurs de la liberté d’opinion menacés de provocations policières et de manipulations pénales.

Chers amis,
En cette « journée du disparu », à l’occasion de la commémoration du 54ème anniversaire de l’enlèvement et de la disparition de Mehdi Ben Barka, il est plus que jamais nécessaire :
- de poursuivre le combat pour la vérité et la justice pour toutes les victimes de la disparition forcée, pour soutenir les actions menées par les familles pour connaître enfin le sort de leurs proches et mettre fin à toutes les formes d’impunité ;
- d’exiger avec force que toute la lumière soit faite sur l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, ses assassins identifiés, sa sépulture localisée et que toutes les responsabilités soient établies, qu’elles soient étatiques ou individuelles ;
- de dénoncer la complicité des deux états marocain et français qui continuent à user et abuser de la notion de raison d’Etats et des secrets qui l’accompagnent. En faisant ainsi obstacle à l’action de la justice et bafouant le droit de ma famille à toute la vérité, ils continuent plus d’un demi-siècle après les faits à protéger les auteurs et les complices de ce crime odieux.

Année après année, rassemblement après rassemblement, si ces mots d’ordre n’ont pas changé, c’est que l’état du dossier judiciaire n’a pas évolué, ou très peu.

Au Maroc, depuis 2003, aucune CRI des juges français n’est exécutée, malgré leur renouvellement en 2005 et la relance du juge Paquaux en 2018. Aucune de nos demandes n’a reçu d’écho favorable, comme par exemple faire des fouilles à la prison secrète du PF3 ou entendre les agents et anciens hauts responsables marocains encore vivants. Faudrait-il attendre qu’ils meurent tous pour qu’on nous réponde enfin « hélas, il n’y a plus de témoin… »

D’un autre côté, comme je vous l’avais annoncé l’an dernier, les plaintes pour « diffamation publique » déposées par l’ancien agent du CAB1, Miloud Tounzi (condamné en France pour enlèvement sous le nom d’emprunt de Chtouki) à l’encontre de moi-même et de Me Maurice Buttin, ainsi qu’à l’encontre de Joseph Tual et France Télévisions devaient être jugées en mars dernier. Seulement, au dernier moment, on a appris qu’il retirait sa plainte contre la famille de Mehdi Ben Barka et son avocat. Il n’a pas eu le courage nécessaire de nous affronter et risquer de se faire démasquer. Par contre, il a maintenu sa plainte contre Joseph Tual et France 3. Il a perdu en première instance et, poursuivant son habitude d’acharnement judiciaire puisque ce sont ses commanditaires qui paient, il s’est pourvu en appel.

En France, l’accès aux archives est toujours bloqué au nom du secret-défense. Le feuilleton des documents saisis en 2010 au siège de la DGSE se poursuit. Résumé des épisodes précédents : La perquisition en 2010 se fait en présence du président de la CCSDN. Le juge souhaitait saisir les dossiers concernant 78 personnes. Seuls 23 dossiers seront retenus. Au bout de deux jours, dans les dossiers consultés le président de la CCSDN garde 475 pages.

De retour à la réunion plénière de la commission : seulement 144 pages sont déclassifiées, les autres sont considérées comme « n’ayant pas de lien avec l’affaire ». N’est-ce pas surprenant ! Il nous semble étonnant que le président de la Commission ait pu se tromper à ce point sur les trois-quarts des documents saisis !

C’est pourquoi, en décembre 2017, M. Cyril Paquaux, le dernier juge en charge du dossier, a renouvelé auprès de Mme Parly une demande de soumettre à nouveau les documents classifiés à la CSDN. Après plusieurs mois durant lesquels les services du ministère ont écrit que « des études [étaient] toujours en cours [en son sein] à ce sujet », la partie civile a été informée au mois d’août dernier par la conseillère juridique du ministère, que Mme la ministre avait décidé de ne pas soumettre la nouvelle demande du juge à la CSDN.

Ainsi, malgré une argumentation élaborée du juge d’instruction, sans même daigner recevoir la partie civile, le ministère des Armées, juge et partie, refuse que la déclassification de 300 pages saisies à la DGSE en 2010 soit ré-étudiée.
A peu près au même moment, le président Macron s’est dit favorable à la levée du secret-défense sur tous les documents relatifs au crash de la Caravelle Ajaccio-Nice survenu en 1968, probablement frappée par erreur par un missile.
Deux affaires sensibles qui ont ému et qui émeuvent encore l’opinion, deux décisions différentes.

Les familles du crash de la Caravelle écrivent au Président qui autorise la déclassification des documents.

Ma famille, notre avocat et le Comité pour la vérité écrivent également au Président. Il nous envoie vers le ministère des affaires étrangères, comme l’avait fait l’un de ses prédécesseurs, le Président Sarkozy. Rencontre bien sûr sans résultat.

Nous sommes au coeur de la problématique du secret-défense en France.
Il suffit à l’Etat d’invoquer le secret de la défense nationale au nom de la raison d’Etat, pour que le justiciable qui réclame son droit se voit totalement démuni et dépendant du bon vouloir du prince comme du temps de l’ancien régime.
Tout citoyen est concerné. Il est donc de la responsabilité de chacun d’empêcher que la raison d’État et son alibi le Secret-défense ne soient abusivement invoqués pour masquer les dérives ou les turpitudes des services et des responsables de l’administration, voire parfois pour cacher des crimes d’État.

Nous sommes révoltés par un tel mépris à l’égard de familles et d’amis de victimes qui attendent de l’Etat un minimum d’écoute et de compassion. Est-il normal que ce soit la famille de Robert Boulin qui organise une reconstitution privée des circonstances de la mort du ministre ? Est-il normal qu’on continue de nous battre pendant plus d’un demi-siècle pour pouvoir faire notre deuil ?
Autant de situations qui sont indignes dans état de droit et que l’on retrouve dans les 16 affaires sur lesquelles s’appuie l’action du collectif « Secret-défense, un enjeu démocratique » comme contribution à la réflexion sur cette question et à sa nécessaire réforme.

Chers amis,
Comme vous pouvez le constater, ce combat pour la vérité, la justice, contre l’oubli et toutes les formes d’impunité se poursuit dans des conditions rendues toujours aussi difficiles par le manque de courage des autorités marocaines et françaises. Au lieu de se réfugier derrière la raison d’Etat et ses secrets, elles se grandiraient en assumant pleinement leurs responsabilités pour que la vérité soit établie au grand jour et que justice se fasse.

La tribune parue sur Médiapart faisant le point sur l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka, signée par de nombreuses personnalités françaises et marocaines montre à quel point il est temps que les dirigeants des deux Etats (je reprends les termes de la tribune) « fassent les gestes justes, prennent les décisions nécessaires et des mesures concrètes qui permettraient d’y parvenir afin que cette affaire sorte de l’impasse dans laquelle elle s’enlise ».

Dans le même esprit Fabien Roussel, secrétaire national du PCF vient de déposer à l’assemblée nationale une question au gouvernement sur précisément la levée du secret défense sur tous les documents relatifs à l’affaire de l’enlèvement et la disparition de mon père.

Chers amis,
L’année 2020 marquera le centième anniversaire de la naissance de Mehdi Ben Barka et la 55ème année de sa disparition. Ce sera une occasion de revenir sur sa vie et son héritage politique. Penseur et homme d´action, il a mené un combat pour une société d’hommes et de femmes égaux et libres, refusant tout compromis lorsqu’il s’agissait de défendre la cause des plus démunis et de promouvoir les conditions pour plus de justice et plus de dignité.

Institut Mehdi Ben Barka-Mémoire vivante prendra l’initiative d’organiser des actions allant dans le sens de la promotion de sa pensée, son action, son rôle dans l’évolution du Maroc et dans les luttes des peuples du Tiers-monde.

S’inscrivant dans la dynamique de cet hommage, un Collectif est en cours de constitution par des organisations démocratiques marocaines en France – associations et partis politiques AMF – ATMF – AMDH Paris/IDF –ASDHOM – APADM – FMVJ-France – Institut Mehdi Ben Barka-Mémoire vivante – PADS Europe – PSU-France – Voie Démocratique-Europe –, ainsi que les personnes physiques qui adhèreront à sa plate-forme. Vous serez bien entendu tenus au courant des suites qui seront données à ces projets.

Chers amis,
Depuis notre dernier rassemblement, beaucoup de nos proches, de nos ami(e)s, de nos camarades nous ont quittés. Toutes et tous ont contribué à faire progresser le combat pour la liberté, la démocratie et la dignité. Ils nous manqueront, mais leur mémoire restera toujours vivante.

L’Institut Mehdi Ben Barka-Mémoire vivante s’honore de l’amitié que lui avait témoigné Louis Joinet et de sa confiance en acceptant d’être le président du dernier comité pour la vérité dans l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka. Sa présence, ses conseils, sa réflexion nous ont inspiré dans notre action commune pour la vérité, la mémoire et la justice. Louis Joinet connaissait l’« affaire Ben Barka » dès ses débuts quand il assistait le premier juge d’instruction chargé du dossier en 1965 et 1966. Il a pu observer de près les manifestations de la raison d’état qui allaient constituer l’obstacle principal à la manifestation de la vérité– et qui continuent de l’être. En commun avec celui des familles des victimes de la disparition forcée, le combat pour la vérité et contre l’impunité s’appuiera résolument sur ce qui restera connu sous le nom des « principes Joinet » : le droit à la vérité, le droit à la justice, le droit à la réparation. Louis Joinet va beaucoup nous manquer dans la poursuite de ce combat. Cependant, notre détermination et notre combativité ne pourront que se renforcer par le souvenir que nous garderons de sa présence, de ses engagements et de sa grande humanité.

Nicole Jami, avocate engagée contre les inégalités et la défense des droits des exclus, était une amie de longue date de notre famille. Pleinement impliquée dans le combat pour la vérité et la justice, elle avait accepté de faire partie du Comité pour la vérité. Sa vie fut un combat internationaliste sans faiblesse, pour que soit préservée la continuité des luttes d’émancipation.

Henryane de Chaponay avait consacré sa vie à la lutte contre les inégalités et à la promotion des droits humains, l’éducation populaire, le co-développement et le rapprochement des cultures, notamment au Maroc auprès de mon père et en Amérique Latine. Après l’enlèvement et la disparition de Mehdi Ben Barka à Paris en octobre 1965, elle met toute son énergie au service du Comité pour la Vérité (présidé par François Mauriac puis par Charles-André Julien) dont elle est la secrétaire. Jusqu’à sa mort, elle n’a cessé de mener ce combat pour la vérité, la justice et la mémoire. Deux jours avant sa disparition, elle avait accepté de signer la tribune sur l’affaire parue dans Mediapart. Nous garderons d’elle l’image de son sourire et la force de son optimisme et de ses convictions.

Chedly Ben Youssef était le fils aîné de la regrettée Soufia Zouheir et du leader nationaliste tunisien Salah Ben Youssef, assassiné en 1961 sur les ordres et par les sbires de Bourguiba. Pendant les années d’exil au Caire qu’il a partagées avec sa mère et son frère Lotfi, Chedly a toujours fait preuve d’une grande dignité et d’une intransigeance sans concession vis-à-vis du régime de Bourguiba. Au-delà des liens d’une profonde affection qui liaient les familles Ben Youssef et Ben Barka, une grande fraternité et une sincère amitié s’étaient instaurées avec Chedly. Quelques temps avant son décès, s’est ouvert à Tunis le procès des assassins de son père. En soumettant le dossier à la justice tunisienne, l’Instance Vérité et Dignité voulait ainsi tourner l’une des pages sombres de l’histoire du pays, en rendant justice à la victime et à sa famille et en mettant fin à l’impunité des criminels.

Deux grandes nations comme le Maroc et la France ne sont-elles pas capables de la même volonté ? Elles se grandiraient encore plus et ce serait le meilleur hommage à rendre à la mémoire de Mehdi Ben Barka.
Je vous remercie.

Paris, le 29 octobre 2019.

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