Josette, communiste et anticolonialiste

par Ajma

Elle consacra une grande partie de sa vie à obtenir la vérité sur la disparition du mathématicien Maurice Audin, enlevé en 1957 par l’armée française en Algérie : Josette Audin, sa veuve, est morte samedi 2 février à l’âge de 87 ans.

Par Philippe-Jean Catinchi  Le Monde 04 février 2019

Veuve du mathématicien Maurice Audin, enlevé par l’armée française et « disparu » en juin 1957, Josette Audin dont la vie fut consacrée à obtenir la vérité sur ce crime d’Etat, est morte samedi 2 février, à l’âge de 87 ans. Soit quelques mois à peine après avoir reçu du président de la République une demande de pardon qu’elle n’espérait plus, au terme de soixante ans de combat.

Josette Sempé naît à Alger en 1931. Elle a 20 ans quand elle rencontre à la faculté le jeune Maurice Audin. Les deux jeunes gens partagent le même âge, la même passion pour les mathématiques, le même amour de l’Algérie, de ses peuples et de ses traditions, le même rejet du colonialisme, la même conviction que les Algériens ont droit à la dignité et à l’autodétermination. Lorsque le conflit éclate, fin 1954, ces deux membres du Parti communiste algérien communient dans l’espoir d’une émancipation du territoire. Ils se marient en janvier 1953 et, très vite, la famille s’agrandit. Michèle naît en janvier 1954, Louis et Pierre suivront bientôt en 1955 et 1957.

Avant même d’obtenir sa licence en juin 1953, Maurice est recruté comme assistant à la faculté par René de Possel, cofondateur du groupe Bourbaki, en poste à Alger depuis 1941. Si leurs convictions politiques, les amènent à diffuser des tracts, à héberger des militants clandestins dans leur logement HLM de la rue Flaubert, voire à aider à l’exfiltration de certains leaders indépendantistes, les époux Audin vivent au grand jour leurs convictions comme leur engagement pédagogique (Josette est, elle, en poste au lycée Gautier).

Porte plainte pour « homicide volontaire »

Mais la  bataille d’Alger, dès janvier 1957, change la donne. Maurice est arrêté à son domicile peu avant minuit le 11 juin par des militaires français, emmené au centre de triage d’El-Biar, torturé des jours durant, à en mourir, avant d’être déclaré « disparu » à l’occasion d’un hypothétique transfert. Une fable que Josette n’admet pas. Elle n’aura dès lors de cesse qu’elle ne fasse établir la vérité sur l’assassinat de son époux par l’armée française.

Dès le 4 juillet, elle porte plainte pour « homicide volontaire » . Sans illusion – l’instruction, dépaysée d’Alger à Rennes en 1960 se conclura d’ailleurs par un non-lieu pour « insuffisance des charges ». Mais l’engagement communiste de Maurice apporte d’autres relais – articles de L’Humanité, tribunes dans Le Monde – pour éviter que l’affaire ne soit enterrée.

Le monde scientifique et intellectuel s’émeut aussi. Tandis que se constitue dès novembre 1957 un comité Maurice-Audin, où l’on retrouve les historiens Henri-Irénée Marrou et Madeleine Rebérioux, le biologiste Jacques Panijel, ou encore le mathématicien Laurent Schwartz, qui l’a cofondé, salue en Sorbonne, le 2 décembre, la thèse d’Audin dont il est le rapporteur, tandis que Possel en expose les résultats. Une soutenance in absentia qui vaut manifeste. Quelques jours plus tôt, le 26 novembre, une conférence de presse, en présence de Josette Audin mais aussi du philologue Louis Gernet et de l’historien Jean-Pierre Vernant, première manifestation publique du comité, en avait assuré la publicité. Et, partant, le succès.

Un second comité, fondé par l’historien Pierre Vidal-Naquet, en poste à la faculté de Caen, réunit dès 1958 des professeurs de lycée : Mona et Jacques Ozouf, Michelle et Jean-Claude Perrot. Car désormais, c’est avec la rigueur du chercheur que l’enquête est reprise. Vidal-Naquet en fait un livre-réquisitoire, L’Affaire Audin, paru chez Minuit en mai 1958, qui dénonce l’imposture de la thèse officielle pour lui substituer l’hypothèse d’un décès sous la torture. Un formidable soutien au livre d’Henri Alleg, La Question, paru chez le même éditeur en février, et aussitôt censuré. Il faut dire que l’auteur, journaliste directeur d’Alger républicain, quotidien interdit dès septembre 1955, y dénonçait la torture des civils par les parachutistes et campait la figure d’un Audin déjà victime de sévices. C’est du reste en se rendant le 12 juin 1957 chez Josette et Maurice qu’Alleg était tombé dans une souricière tendue par les militaires.

Difficile retour en France

L’opinion est édifiée, mais le pouvoir reste inflexible. Si le comité publie en 1962, chez Minuit toujours, un recueil de textes officiels mais tenus secrets sur le système répressif en Algérie, La Raison d’Etat, un décret d’amnistie en mars 1962 augure mal du succès de Josette. « Cadavre sur parole », Maurice Audin est présumé disparu, puis mort, et l’affaire est déclarée « éteinte » en 1966 par la Cour de cassation qui rejette l’appel de Josette Audin l’année même où une deuxième loi d’amnistie verrouille davantage le travail des historiens (deux autres suivront en 1968 et 1982).

Josette poursuit son combat mais refuse l’exposition publique. Quand le cinéma s’empare du sujet avec l’adaptation en 1977, par Laurent Heynemann, de La Question, d’Alleg – Truffaut avait, dès 1962, envisagé de le traiter mais avait reculé devant la nécessité d’exposer les raisons de chacun, donc de nuancer la responsabilité de l’armée –, Josette Audin est gênée de se voir en Françoise Thuries (la comédienne incarnant Josette Oudinot inspirée de sa propre vie). Si elle défend le film, elle reste en retrait.

C’est vrai que le retour en France a été difficile. Volontairement demeurée en Algérie à l’indépendance, elle s’est résolue à traverser la Méditerranée peu après le coup d’Etat de Houari Boumediene, en juin 1965. Mais nommée au lycée d’Etampes en 1966, elle doit demander sa mutation, devant l’hostilité du proviseur, pour s’établir à Argenteuil.

L’affaire « éteinte », le deuil reste impossible. Et la flamme se ravive lorsque les Mémoires du général Aussaresses (Services spéciaux, Algérie 1955-1957, éditions Perrin), en mai 2001, relancent le débat sur la torture en Algérie et l’assassinat de Maurice. Le 16 mai, Josette porte plainte contre X pour « crimes contre l’humanité » et « séquestration », même si l’espoir d’aboutir est mince. Certes, le maire de Paris, Bertrand Delanoë, inaugure une place Maurice-Audin dans le 5e arrondissement, en mai 2004, et elle est présente au côté de Pierre Vidal-Naquet, mais l’exécutif est moins attentif, et Nicolas Sarkozy, interpellé sur l’affaire en 2007, ne répond pas.

Du coup Michèle Audin, fille aînée du couple, mathématicienne elle aussi, refuse la Légion d’honneur que le locataire de l’Elysée voulait lui remettre sur sa réserve présidentielle en janvier 2009, jugeant la distinction « incompatible avec cette non-réponse ». Secouée par cette violence inacceptable, Michèle écrira un formidable récit consacré à ce père qu’elle a à peine connu (Une vie brève, L’Arbalète-Gallimard, 2013).

« Décidément, toujours dans l’action »

L’espoir des Audin renaît avec François Hollande, qui accepte, en 2013, la déclassification de documents relatifs à la disparition de Maurice Audin, puis, en 2014, reconnaît le mensonge de l’armée, Hollande saluant le mathématicien comme « mort en détention ». Mais le scandale d’Etat demeure, jusqu’à ce qu’un autre mathématicien, entré en politique, Cédric Villani, médaille Fields 2010, ne convainque le président Macron de solder cette sinistre fable en reconnaissant le crime d’Etat.

Après plus de soixante ans de combats, Josette Audin reçoit à la Fête de L’Humanité, le 14 septembre 2018, une ovation impressionnante. Frêle silhouette acceptant d’échapper un instant à son choix de l’effacement personnel, elle put mesurer, le visage grave et satisfait, l’admiration et le respect d’un public, ému, au lendemain de la victoire qu’elle avait consacré sa vie à obtenir : la vérité contre l’appareil de l’Etat.

La veille, le jeudi 13 septembre, le président Macron était venu solennellement dans son appartement à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) lui demander « pardon », refusant que ce soit elle qui le remercie, ce qu’en esprit fort, elle fit néanmoins.

L’historien Benjamin Stora était là et la revoit assise, « ne parlant presque pas ». Quand le président « lui prend la main pour lui dire : “Nous nous excusons pour tout ce qui a été commis contre votre mari”. Elle approuve légèrement, en hochant la tête, et demande si d’autres actions seront reconnues. Et Macron lui répondant : “Décidément, toujours dans l’action, le refus !” » Pourquoi renoncer à ce qui fut sa vie ?

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