Mes échanges avec Pierre Vidal-Naquet après l’arrestation de mon mari

par Ajma

Ce discours a été prononcé par Josette Audin à la journée d’hommage à Pierre Vidal-Naquet, le 10 novembre 2006, à la BnF

Le 9 septembre [1957]
Madame,
Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez adressée comme à plusieurs autres, à la suite j’imagine d’une note publiée dans Le Monde. Il est bouleversant de recevoir avec le cachet de la poste et l’adresse de l’expéditeur un récit aussi effarant et hélas aussi vraisemblable que celui de la disparition de mon collègue M. Audin. Je pense comme vous que les universitaires sauront exiger la lumière, non par simple esprit de confraternité mais par dignité d’hommes libres.
Je suis de mon côté disposé à faire l’effort maximum. On pourrait envisager deux solutions.
La première consisterait à publier un dossier contenant outre votre témoignage les pièces essentielles de l’affaire…

C’est le début de la première lettre que Pierre Vidal-Naquet m’a adressée, en réponse au courrier que je lui avais envoyé, comme je l’avais fait à de nombreuses autres personnalités, enseignants, intellectuels. Je ne les connaissais pas personnellement, mais ils avaient pris position pour dénoncer les méthodes employées par l’armée française en Algérie.
Je ne connaissais pas non plus Pierre Vidal-Naquet. Comme il le dit dans sa lettre, j’avais lu dans Le Monde une note d’un assistant à la faculté de Caen et c’est donc à la faculté de Caen que je lui ai écrit.
Pendant toute la guerre d’Algérie, j’étais à Alger. Nous avons donc communiqué par lettres pendant la guerre et après. J’ai conservé un dossier constitué des nombreuses lettres qu’il m’a envoyées. Pourtant, je suis venue à Paris, en décembre 1957, pour assister à la soutenance de thèse in absentia de Maurice. C’est ainsi que j’ai rencontré Pierre Vidal-Naquet pour la première fois. Nous avons parlé de la création du Comité Maurice Audin et de la brochure à laquelle il travaillait et qui allait devenir L’Affaire Audin.
Car Pierre Vidal-Naquet, comme il s’y était engagé dans sa première lettre, avait tenu sa promesse d’écrire et de publier un dossier pour dénoncer le mensonge de la prétendue « évasion » de mon mari, pour dénoncer la torture et les tortionnaires, pour essayer de connaître et de faire connaître la vérité. Et cela, il l’a fait tout au long de sa vie, avec la passion, mais aussi avec la rigueur d’un grand historien. C’est aussi par la poste que j’ai reçu, au lendemain du putsch du 13 mai 1958, le livre L’Affaire Audin publié aux Éditions de Minuit.
Pendant la guerre d’Algérie, je ne suis venue en France que trois fois, pour trois ou quatre jours chaque fois. J’y ai alors rencontré Pierre Vidal-Naquet, qui continuait le combat et m’informait au fur et à mesure, toujours par courrier, de l’avancement de ses recherches. Toujours avec la gentillesse et l’humanité qui le caractérisaient. Toujours soucieux de faire triompher la vérité et la justice.
Et puis, en 1966, j’ai quitté l’Algérie. L’affaire Audin n’était plus à l’ordre du jour, même si elle continuait à préoccuper ceux qui avaient cherché à établir la vérité. Ma correspondance avec Pierre Vidal-Naquet s’est espacée, nous communiquions désormais surtout par téléphone.
J’ai vu Pierre Vidal-Naquet pour la dernière fois à l’inauguration de la Place Maurice-Audin à Paris, en mai 2004, où il a encore témoigné de son émotion et où il s’est vivement indigné que l’on ait pu attribuer la Grand Croix de la Légion d’honneur au lieutenant Charbonnier, qu’il avait désigné comme étant l’assassin de Maurice Audin.
Nous nous étions aussi retrouvés, en 2002, puis en 2003, à l’enterrement puis à l’hommage rendu à Laurent Schwartz, une autre grande figure indissociable de l’affaire Audin. Laurent Schwartz, lauréat de la médaille Fields en 1950, membre de l’Académie des sciences et l’un des mathématiciens les plus marquants du siècle, que pour ses engagements dans le Comité Audin et contre la Guerre d’Algérie le gouvernement suspendit de ses fonctions. Comme il suspendit aussi Pierre Vidal-Naquet.
Je voudrais donc dire ici toute ma reconnaissance à Pierre Vidal-Naquet pour tout ce qu’il a fait, dans des conditions souvent très difficiles. Grâce à lui, grâce à tous ceux qui ont participé avec lui au Comité Maurice Audin, on a pu connaître une partie de la vérité : Maurice Audin, comme beaucoup d’autres, est mort sous la torture, son corps n’a pas été retrouvé, ses assassins n’ont eu à rendre aucun compte.
Le temps a passé, beaucoup de témoins sont morts, les autorités civiles et militaires, qui ont commencé par couvrir les coupables, puis les ont honorés, se sont toujours refusées à condamner l’usage de la torture. Connaître et faire connaître la vérité est difficile. Mais des historiens poursuivent le travail entrepris par Pierre Vidal-Naquet, il y a près de cinquante ans : Raphaëlle Branche et Sylvie Thénaut, par exemple, approfondissent nos connaissances sur la guerre d’Algérie, sur l’étendue et la brutalité de la répression que toute une génération d’Algériens a subie de la part de l’armée, de la justice et des plus hautes autorités politiques de la République française, que ce soit la IVe ou la Ve.
Pourtant Godard, Trinquier qui ont exporté, en Amérique latine notamment, un mo-dèle à la française de torture, Massu et Aussaresses détenaient des informations crucia-les sur ce qui est arrivé à Maurice Audin. Ni la justice, ni les autorités politiques de la République française n’ont agi pour obtenir ces informations. Et malheureusement, les historiens n’ont pu les obtenir.
Aussi, le plus bel hommage qui pourrait être rendu à la personnalité et à l’action de Pierre Vidal-Naquet serait une condamnation par le gouvernement français de la torture et des tortionnaires de la guerre d’Algérie. Pierre Vidal-Naquet les avait dénoncés tout au long de sa vie.

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