Maurice Audin, le dossier de l’Humanité

par Ajma

50 ans après l’affaire Audin continue
Josette Audin, la douceur et l’entêtement

Josette Audin habite aujourd’hui dans la banlieue parisienne un trois-pièces qui lui ressemble : modeste et – discret. Aux murs du salon, des photos : Maurice, avec la beauté de l’éternelle jeunesse qui reste de lui, les trois enfants, Michèle, Pierre et Louis, disparu l’an dernier, et les petits-enfants. Josette peut apparaître comme quelqu’un dont la vie s’est arrêtée, comme pétrifiée, il y a cinquante ans à Alger, quand l’horrible nouvelle de la mort de son mari lui a été connue. Mais il faut suffisamment la connaître pour savoir que la douceur de celle qui n’élève jamais la voix cache un entêtement profond : c’est elle qui a confié tous les éléments nécessaires à Pierre Vidal Naquet lorsqu’il a publié l’Affaire Audin et qu’est né le comité du même nom. L’écho, plus récent, de l’Appel des douze contre la torture, publié dans l’Humanité le 31 octobre 2000, a ravivé son espoir. En ce mois de juin 2007, une seule chose lui importait : que ne passe pas inaperçu le cinquantième anniversaire de la mort de Maurice. De sa lettre ouverte au président de la République, elle a soupesé chaque phrase, chaque mot. Dont un qui lui tenait à cœur : le mot condamnation. La mort de l’être aimé lui a désigné son ennemie à vie : la torture.
Charles Silvestre

Henri Alleg : « Je ne savais pas que je voyais Maurice pour la dernière fois »
C’est à El-Biar que l’un et l’autre sont torturés par les paras français.

Leur crime ? Aimer l’Algérie, être membres du Parti communiste algérien et combattre le colonialisme. Devant le mutisme d’Henri Alleg, son nouveau prisonnier, le lieutenant Charbonnier lance à son équipe : « Amenez Audin… » Quand le jeune mathématicien de vingt-cinq ans apparaît, encadré, tenu, le militaire lui déclare : « Dites-lui, évitez-lui les horreurs d’hier soir… » Maintenu à genoux, les traces de coups bien visibles, Henri Alleg lève la tête vers son camarade du Parti communiste algérien (PCA), arrêté la veille : « Il était défait, hagard. Il a eu juste le temps de murmurer : « C’est dur, Henri » avant qu’on le ramène. Je ne savais pas alors que je voyais Maurice pour la dernière fois. » Cinquante ans après, l’auteur de la Question se – remémore ce 12 juin 1957, jour de son ultime et fugace rencontre avec Audin. Il savait parfaitement que son ami évoquait la torture, « institutionnalisée depuis longtemps dans toute l’Algérie. Les communistes ou nationalistes connaissaient ce qui pouvait leur arriver s’ils étaient arrêtés ». Lui s’est fait prendre en pleine bataille d’Alger, alors que son journal, Alger républicain, dont il était le directeur, subissait la censure depuis le 13 septembre 1955. Clandestin, comme l’ensemble des militants du PCA, il devait absolument rencontrer Maurice Audin pour que ce dernier avertisse des responsables communistes du risque d’une éventuelle visite des policiers. « On venait en effet d’embarquer des personnes qui ne résisteraient peut-être pas à la torture et donneraient leurs noms. » Henri Alleg tente donc, ce 12 juin 1957, de rencontrer Maurice Audin. Il se rend à son domicile, frappe à la porte et tombe nez à nez avec un flic en civil. « J’ai de suite compris que j’avais affaire à un inspecteur. » Le policier l’oblige à pénétrer dans le salon, sous le regard triste de Josette, l’épouse d’Audin. Peu de temps après, le lieutenant Charbonnier arrive et balance : « Excellente prise ! » Le tortionnaire n’attend pas d’être dans la maison spécialisée dans la torture, à El-Biar, pour provoquer son prisonnier, résolu à ne rien dire. « Nous arriverons à vous faire parler, on va préparer un interrogatoire. » Sur place, l’un des militaires demande à son interlocuteur de « préparer une équipe, c’est pour une grosse légume ». C’est ici, dans cette maison en construction qu’Henri Alleg et Maurice Audin connaîtront la barbarie, infligée au nom de la France. Et pourtant, ils n’étaient que des hommes révoltés par le colonialisme. Ils se sont connus au Parti communiste algérien, un parti qui estimait qu’il « n’y avait pas d’autre solution que d’œuvrer en faveur d’une nation où les diverses origines qui la composent vivent ensemble, sans domination des Algériens d’origine européenne ». Une formation politique qui appliquait en son sein cette orientation. « Il y avait des Arabes, des Berbères, des juifs, des pieds-noirs, rappelle Henri Alleg. Nous voulions que cesse le mépris à l’égard d’une population que le colonialisme a enfoncé dans la misère et l’ignorance. » Et de citer deux chiffres révélateurs : « 90 % d’analphabètes et 90 % de gosses non scolarisés, à l’époque. » Sur le plan politique, ajoute-t-il, « on a instauré un mode de scrutin pour les musulmans et un autre pour les Européens. De façon à ce que les Algériens, beaucoup plus nombreux dans une ville, ne puissent être que minoritaires dans les conseils – municipaux, ne puissent – jamais prétendre au fauteuil de maire ». Une injustice institutionnalisée qu’Henri Alleg, Maurice Audin et tant d’autres de leurs camarades ont combattue, certains en sont morts. Le PCA était pour eux l’outil permettant d’instaurer une Algérie « libérée du colonialisme et de ses maux : misère, inégalité, exploitation, analphabétisme, racisme ». Un objectif auquel adhéraient des hommes et des femmes, quelles que soient leurs origines ethniques, religieuses ou sociales. La composition même du parti était un pied de nez à « l’apartheid à la française » établi en – Algérie par le pouvoir colonial. S’y retrouvaient aussi bien des ouvriers, des paysans, des intellectuels, chrétiens, musulmans ou juifs, qu’ils s’appellent Alleg, Audin, Moine, Hadj Ali ou Hadjérès. Ce melting-pot outrageait au plus haut point les- colonialistes. Cinquante ans après la disparition de son ami Audin, Henri Alleg continue de militer pour que « la vérité soit dite sur la colonisation, sur la guerre, sur la mort de Maurice. Il existe une volonté absolue de ne pas rompre le silence là-dessus. Ceux qui ont dirigé la République étaient au courant. Au nom de la France, on a assassiné, torturé, napalmisé, détruit des villages entiers ». Pour l’auteur de la Question, il est temps de révéler aux jeunes cette vérité. « Il ne s’agit pas de repentance, mais de reconnaissance. C’est la seule manière de partir sur de bonnes bases avec l’Algérie et d’en finir avec le passé. En reconnaissant la vérité, on ouvre la porte à une période nouvelle de fraternité. » Henri Alleg, qui se rend régulièrement de l’autre côté de la Méditerranée par devoir de mémoire, aime répéter la formule entendue là-bas chez les jeunes : « Nous sommes d’accord pour tourner la page, mais il ne faut pas l’arracher. » Mina Kaci Le jeune homme lumineux que les paras ont tué Assistant de mathématiques à l’université, ce communiste s’était engagé pour l’indépendance de l’Algérie. L’État français refuse toujours d’avouer son assassinat.

« Où est Maurice Audin ? Qui l’a tué ? » La voix qui s’élève dans l’enceinte du tribunal de Paris, ce jour de novembre 2001, est celle de Simone de la Bollardière, veuve d’un général qui eut un autre sens de l’honneur que celui qui est assis sur le banc des accusés ce jour-là, Paul Aussaresses, qui revendiqua la torture dans un livre où il se contenta de livrer une date : « Comme on le sait, Audin disparut le 21 juin. » Il y a cinquante ans…

« Où l’avez-vous mis ? Ben M’Hidi (l’un des chefs du FLN), vous avez dit que vous l’avez pendu et enterré dans le – jardin.

Audin, où l’avez-vous mis ? » Le bras droit de Massu ne répond pas, il ne « pouvait pas tout savoir ». C’est pourtant lui qui commandait les paras d’El-Biar durant la bataille d’Alger, qui ordonna au lieutenant Charbonnier d’« interroger » le jeune mathématicien communiste. Mais avouer que des officiers français ont non seulement torturé des militants d’un parti politique mais les ont aussi fait disparaître… C’est plus que le général Aussaresses pouvait assumer. Il se tait toujours sans mettre fin à l’abominable, à l’interminable incertitude. Toute la gamme des tortures Il était jeune, il était lumineux, et il était, à vingt-cinq ans, assistant en mathématiques à l’université d’Alger. Son troisième enfant venait de naître un mois plus tôt. Il adorait ce pays de soleil et son peuple, humilié et écrasé. Le 11 juin 1957, en pleine bataille d’Alger que les autorités françaises ont lancée pour éradiquer la résistance algérienne, les paras ont fait irruption en pleine nuit dans son appartement à la pointe Pescade, une maison près de la mer. Ils l’ont emmené puis ont dressé une souricière dans l’appartement, séquestrant sa jeune femme, Josette, et ses trois enfants. Le piège a fonctionné : Henri Alleg s’y fait prendre et rejoint son ami, qu’il voulait alerter des arrestations en cours, dans le sinistre centre de torture des paras de Massu, dans l’immeuble en construction d’El-Biar. « J’entendais hurler, raconte l’auteur de la Question qui y souffrit un mois entier, j’entendais les cris des hommes et des femmes pendant des nuits entières, c’est cela qui est resté dans ma mémoire. » Dans ce « centre de tri » ainsi que le baptisaient les autorités françaises, il retrouve Maurice Audin, « en slip, allongé sur une planche, des pinces reliées par des fils électriques à la – magnéto, fixées à l’oreille droite et à l’orteil du pied gauche ». Toute la gamme de la géhenne, l’électricité, l’étouffement, les coups, la noyade…C’est là que l’auteur de la Question le croisera, pantelant, une dernière fois (voir page 15). C’est ensuite que se dresse le mur du mensonge. « Disparu après s’être évadé pendant un transfert », disent les autorités françaises. Et puis rien, le silence de plomb de la grande muette, l’État français qui refuse de reconnaître le crime… Le silence de plomb de l’État Le tortionnaire, le lieutenant parachutiste qui l’a sans doute étranglé a même été enterré des dizaines d’années plus tard avec la Légion d’honneur épinglée sur son costume ! La chape de plomb a en effet été soulevée alors par un autre jeune homme, assistant d’histoire à Caen et qui deviendra l’un des plus grands historiens français, Pierre Vidal-Naquet. Il va se transformer en « Sherlock Holmes de l’affaire Audin », dira Laurent Schwartz qui animera avec lui le comité Audin, traquera la vérité, – secouera les bonnes et les mauvaises consciences. Des dizaines d’intellectuels se mobilisent, avant-garde fragile des anticolonialistes, dénoncés par le trio des gouvernants socialistes de l’époque comme des « exhibitionnistes du coeur et de l’intelligence ». Aujourd’hui, à l’UMP, on s’en prend aux « adeptes de la repentance »… Le 2 décembre 1957, la Sorbonne accueille la soutenance de thèse de Maurice Audin, « qui ne se présente pas », mais se voit chaleureusement félicité par le président du jury, Laurent Schwartz, l’un des plus prestigieux mathématiciens français. La vérité, inlassablement Mais finalement, tout se sait ou presque. Le 13 mai… 1958, Vidal-Naquet publie l’Affaire Audin, aux Éditions de Minuit. Le livre aura un formidable écho de l’Express au Monde en passant évidemment par l’Humanité. Il n’abandonnera pas ce combat, l’enrichissant en 1989 de sa consultation des archives de la Place Vendôme, pas « par plaisir de ranimer des braises quasi éteintes, ni par goût de fouiller dans les « poubelles » du passé. Indissociablement tissé de mémoire et d’histoire, ce livre a été écrit pour les hommes d’aujourd’hui. C’est à eux de dire ce qui subsiste encore de l’assassinat de Maurice Audin ». Rien, ont voulu répondre ceux qui ont déclaré l’affaire classée et ont amnistié en 1962 « les faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre dirigées contre l’insurrection – algérienne »… Une place porte son nom en Algérie En contrebas des facultés d’Alger, une place porte le nom du jeune fils de gendarme, patriote algérien d’origine européenne, militant pour la cause nationale et animant, dans les milieux intellectuels français en Algérie, la lutte pour une sortie politique négociée du conflit engendré par la colonisation. Le jeune homme dont on louait les capacités d’écoute, cet habitué de la Robertsau, le foyer des étudiants musulmans qui travaillait à « renforcer l’unité d’action entre étudiants nationalistes et communistes », était devenu, après l’interdiction du Parti communiste algérien le 13 septembre 1955, l’un de ceux qui maintint « l’infrastructure de sa propagande », rappelle Sadek Hdjeres qui fut un des principaux dirigeants du PCA. Qui lâche : « Que d’énergies, de vies, de talents, d’élans de générosité et de création engloutis et broyés du côté algérien et aussi du côté français ! » À El-Biar en effet, fut également torturé et assassiné le dirigeant du FLN Ben M’Hidi. « La rose et le réséda » en quelque sorte. Deux amours de l’Algérie, tressés par le crime des paras qui, reconnu, pourrait fonder de nouvelles fraternités entre les deux rives de la Méditerranée. Patrick Apel-Muller

Un geste pour panser les plaies
Par Sylvie Thénault, historienne (*)
Un demi-siècle s’est écoulé depuis l’arrestation de Maurice Audin par les parachutistes à Alger et sa disparition ; un délai symboliquement propice à la commémoration de ce drame qui allait devenir l’une des grandes affaires de la guerre d’Algérie, grâce à l’engagement d’intellectuels, militants venus de toutes les tendances de la gauche au sein d’un comité oeuvrant pour que la vérité soit reconnue. Pierre Vidal-Naquet, mettant ses compétences d’historien au profit du combat contre la torture, dont il n’eut de cesse de prouver l’existence et de dénoncer à quel point elle gangrenait la République, en fut le dirigeant le plus notoire. Aujourd’hui, sa voix nous manque. Pour clamer haut et fort que cette commémoration a un sens dans l’actualité la plus immédiate et rappeler que la famille Audin n’a jamais eu droit à une reconnaissance, par l’État, du crime commis par ses agents. Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir essayé. Dès 1957, Josette Audin déposa une plainte pour assassinat. Instruite d’abord en Algérie, elle fut confiée en 1959 à un juge rennais, le juge Hardy, sur la demande d’Edmond Michelet, garde des Sceaux, ancien déporté, considérant que l’affaire devait être délocalisée pour échapper à une justice qui, de l’autre côté de la Méditerranée, brillait par son inaction face à la torture. Le juge Hardy auditionna maints responsables mais sans clore l’affaire avant l’amnistie de 1962 qui devait entraîner un non-lieu. Le Comité Audin tenta ensuite d’utiliser l’arène judiciaire à son profit : en 1960, il porta plainte en diffamation contre un journaliste de la Voix du Nord, Georges Ras, futur activiste de l’OAS, qui avait osé écrire que « la thèse du Comité Audin ne résiste guère à un examen objectif et minutieux ». Le pari fut réussi, des témoins de haut rang, et en particulier Paul Teitgen, ancien secrétaire général de la préfecture de police d’Alger, venant dire à la barre l’ampleur de la torture, des arrestations incontrôlées effectuées par les militaires et des disparitions qui s’ensuivaient. Le procès, néanmoins, fut d’abord perdu par le Comité Audin, pour un motif de forme. Il fallut attendre 1967 pour que la cour d’appel d’Amiens reconnaisse la diffamation et condamne le directeur du journal ainsi que le journaliste. Josette Audin, estimant que ce procès avait apporté la preuve du meurtre de son mari, entama une procédure devant le tribunal administratif de Paris pour obtenir reconnaissance des torts de l’État et la réparation qui lui revenait. Mais le tribunal la débouta en 1975, suivi en 1978 par le Conseil d’État qui venait ainsi, soulignait Pierre Vidal-Naquet, apporter « sa pierre à l’édifice du déni de justice ».

Mais pourquoi revenir sur la chronologie de ce « déni » ? C’est qu’il est nécessaire de revenir aux faits pour rappeler que la guerre d’Algérie a fait des victimes, françaises et algériennes, surtout, pour le plus grand nombre. Certaines victimes, comme celles de la torture, sont toujours en vie, d’autres sont décédées, mais leurs familles ont souffert et continuent de souffrir, comme celle de Maurice Audin qui s’est battue des années durant sans résultat jusqu’à aujourd’hui. Alors non, il ne s’agit pas de demander « repentance », mais de reconnaître des faits qui sont là, têtus : la guerre d’Algérie a tué, elle a blessé tant les corps que les esprits, elle a enlevé aux leurs des hommes jamais revenus, elle a causé des traumatismes qui ne s’éteignent qu’avec la mort. Ces événements ne sont pas si lointains. Des victimes ou leurs familles sont encore vivantes, même si elles ont pu se réfugier dans le silence, loin des revendications instrumentalisant leur histoire à des fins de politique bilatérale ou intérieure. Les plaies sont à vif.

Quel geste pourrait les panser ? La question mérite réflexion. (*) Dernier ouvrage publié : Histoire de la guerre d’indépendance algérienne. Éditions Flammarion, 2005.

L’amitié du coeur et de l’histoire
Entretien avec Mohamed Benchicou ancien directeur du Matin. Mohamed Benchicou est l’ancien directeur du Matin, journal aujourd’hui interdit en Algérie. Condamné pour délit d’opinion, son emprisonnement durant deux ans a suscité la protestation de milliers de démocrates.

En tant que journaliste et militant pour la démocratie en Algérie aujourd’hui, comment percevez-vous la figure de Maurice Audin ?
Mohamed Benchicou. Pour nous autres qui n’avons pas fait la guerre de libération, quinquagénaires de l’après-indépendance, les noms de Maurice Audin, d’Henri Maillot, d’Henri Alleg ou de Fernand Iveton renvoient à un passé prestigieux. Pour la génération qui nous a suivis, en raison de la politique d’aliénation historique, d’effacement de la mémoire, de chauvinisme sciemment entretenue par le FLN et par l’alliance islamo-conservatrice au pouvoir, ces figures sont souvent indifférentes ou parfois même assimilées aux occupants français. Mais l’entreprise de falsification de l’histoire ne concerne pas que les Algériens d’origine européenne ou les Européens qui se sont battus aux côtés du peuple algérien, elle vise aussi les fondements de la révolution algérienne, elle a concerné notamment Abane Ramdane, un des pères de la révolution, qui prônait une Algérie démocratique, multipartite dès 1954, et qui a été assassiné par la branche militariste du FLN. Nous vivons depuis un demi-siècle la situation inachevée d’un État qui est resté militaire avec ses putschs successifs et qui n’avance pas vers un régime démocratique par le fait même que nous ignorons nos origines. Audin était communiste.


Sa vision de l’Algérie pouvait-elle être entendue par le peuple algérien ? Mohamed Benchicou. Ce qui me frappe, c’est que la mémoire de figures comme la sienne ou celle d’Iveton et d’autres soit aujourd’hui conservée, protégée, entretenue dans des quartiers populaires. Bien que ces lieux aient aussi été gagnés par l’islamisme, les proches de ces figures héroïques, qui y vivent encore, sont protégés, respectés. Même si elle n’est pas clairement énoncée, il existe dans le peuple une sorte de reconnaissance implicite à l’égard des Européens, la plupart communistes, qui se sont battus pour la liberté de l’Algérie. La façon aussi dont des anciens du réseau Jeanson, comme le regretté Jacques Charby, refusèrent de se prêter à la manipulation qu’organisa Bouteflika lors du cinquantenaire de la révolution, le 1er novembre 2004, parce qu’il avait mis en prison des journalistes pour leurs écrits, a soulevé l’admiration populaire.


Au moment où l’on parle de traité d’amitié, quelle place donner à la mémoire de Maurice Audin ?
Mohamed Benchicou. L’amitié ne saurait venir d’en haut, ni sanctionner des caprices de souverain. Elle repose sur l’histoire commune de deux peuples, bâtie autour d’une valeur noble, la liberté, qui est elle-même issue de la Révolution française. C’est autour de cette valeur qu’ont surgi des combattants comme Maurice Audin, Henri Alleg ou ceux du réseau Jeanson. Nos deux pays ont besoin d’une relation durable et ce traité doit voir le jour, mais il faut le bâtir sur l’histoire commune et pas à coups de manipulations politiciennes, comme ce fut le cas entre Chirac et Bouteflika. Il y a un avenir pour l’amitié du coeur et de l’histoire.
Entretien réalisé par Lucien Degoy


Le meilleur des Français
Par Mohammed Harbi, historien (*)
La présence de souffrances liées à la guerre d’Algérie est encore vive. Nombreux sont ceux qui en Algérie comme en France s’accordent sur l’idée d’écrire une nouvelle page dans les rapports entre les deux peuples. Mais une situation favorable au dépassement des conflits mémoriels ne peut naître de l’organisation de l’oubli. Le secret entretenu sur les circonstances de l’assassinat de Maurice Audin à Alger en 1957 est à cet égard emblématique. L’occasion nous est donnée aujourd’hui, cinquante ans après sa disparition, d’exiger des autorités responsables la vérité sur ce drame. Maurice Audin a perdu la vie au service de l’indépendance de – l’Algérie. Il croyait qu’un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre. L’hommage qui lui est dû n’est pas seulement un acte de mémoire, c’est aussi l’évocation de la leçon que nous donnent son engagement et son action. Avec lui, nous sommes en face de ce qu’il y a de meilleur parmi les Français. Et il y a quelque chose à méditer devant ce martyr, torturé et assassiné par des Français (ce qui nous rappelle qu’on ne saurait identifier d’une manière manichéenne l’ensemble des Français aux bourreaux du peuple algérien). Ce serait nous blesser nous-mêmes que de nous laisser égarer par une mémoire victimaire. Je dis à mes compatriotes : gardons-nous de transformer la responsabilité historique de l’État français dans la tragédie algérienne en responsabilité collective d’un peuple. N’imitons pas les nostalgiques de la colonisation dans leurs égarements et leur rêve de vengeance. Laissons-leur le monopole du ressentiment. Maurice Audin était un militant internationaliste, un communiste français. Il a vécu, comme d’autres militants, algériens eux, Yveton, Laban, Maillot et tant d’autres, en conformité avec les principes qu’il s’est prescrits. Avec lui, la lutte pour l’indépendance de l’Algérie prend une dimension universelle. Être fidèle à sa mémoire, c’est pour l’Algérie d’aujourd’hui refuser toute fermeture sur un particularisme étroit, qu’il soit nationaliste ou xénophobe, et redonner leur place à tous ses enfants morts pour elle, quelle qu’en soit l’origine ethnique ou la confession. Pour conclure, je dirais, la France, nous préférons la voir héritière de ses meilleurs fils, dont Maurice Audin qu’à travers « les exaltés » du ressentiment qui, prenant prétexte d’un devoir de mémoire, s’évertuent à rejouer la guerre et à poursuivre l’Algérie et ses fils émigrés en France de leur haine.
(*) Dernier ouvrage publié (avec Benjamin Stora), la Guerre d’Algérie. Éditions Hachette, 2005.

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