Intervention d’Ernest Pignon-Ernest en 2003 à Alger

par Ajma

Maurice Audin Ernest Pignon-Ernest et la mémoire de la guerre d’Algérie

Lundi 19 Mai 2003

Maurice Audin sur les murs d’Alger
Le  » Parcours mémoire Audin « , réalisé à Alger début avril par Ernest Pignon Ernest, prendra place dans une exposition qui devrait avoir lieu à l’automne 2003 à Paris à l’espace Électra. Organisé par Jean-Louis Pradel, elle devrait être présentée ensuite à Marseille, puis Alger.

Cette exposition est née d’une rencontre, l’hiver dernier, de peintres algériens et français à laquelle avait été convié Ernest Pignon-Ernest. Avec les images collées de Maurice Audin, dont le choix a aussitôt reçu l’assentiment enthousiaste de ses confrères algériens, le plasticien exposera également des travaux liés à son histoire avec l’Algérie, notamment au métro Charonne.

Quel a été le déclic qui vous a amené à vous intéresser à l’Algérie ?
Ernest Pignon-Ernest. À l’origine, j’ai été invité à participer à une exposition ayant pour thème l’Algérie. Jean-Louis Pradel, qui en est l’organisateur, a fait un vrai travail de recherche, il y aura une vingtaine d’artistes, beaucoup de jeunes algériens qui n’ont jamais exposé en France, des Latinos, des Coréens… C’est assez international, quatre Français. Pour ce qui me concerne, je me suis toujours senti proche de l’Algérie. Ma culture c’est le bassin méditerranéen. À dix-neuf ans, j’ai dû partir en Algérie pour une guerre qui a été l’événement le plus violent de ma vie mais j’ai ressenti là-bas un vrai cousinage. Le village de Kabylie où j’ai débarqué ressemblait à l’arrière pays de Nice dont je suis originaire… des oliviers, des lauriers, des pois chiches… Cette guerre d’Algérie est à l’origine de ma conscience politique. La lecture de la Question d’Henri Alleg a été un choc terrible. Dans l’une de mes premières interventions images à propos de la semaine sanglante de la Commune, j’effectuais cet anachronisme symbolique de coller les images de communards massacrés sur les marches du métro Charonne.

Comment en êtes-vous arrivé à Maurice Audin ?
Ernest Pignon-Ernest. Dès que j’ai réfléchi au thème que je pourrais traiter à propos de l’Algérie m’est apparu évident que je n’étais pas en situation d’évoquer les drames qui traversent l’Algérie d’aujourd’hui. Nous sommes mal placés pour donner des leçons, même si ces difficultés ne sont pas toutes des séquelles du colonialisme. Très vite, il m’est apparu que je devais faire quelque chose, bien sûr lié à l’Algérie, mais qui pose question à la France d’abord. Si, comme je le souhaite, nous voulons renouer avec le peuple algérien, apaiser nos relations, les enrichir, cela ne pourra pas se faire sur le silence ou le mensonge. Il faudra obtenir que la vérité soit dite sur ce qu’a été réellement cette guerre. Dans sa singularité tragique, Maurice Audin incarne une exigence de vérité. Martyrisé, disparu, victime d’un crime toujours non reconnu, non avoué, il nous dit que l’on n’en a toujours pas fini avec  » ça « . Avant de me lancer dans ce travail, j’ai rencontré Josette Audin. Sans son assentiment, je ne l’aurais pas fait. Même les silences de Josette Audin disent la violence conjuguée du crime, de la lâcheté et du mensonge qui persiste. Bien sûr, il n’est pas question de faire là de Maurice Audin un martyr à privilégier, parce qu’Européen, de la guerre d’Algérie, mais son martyre a symbolisé et symbolise encore les dérives, les monstruosités de la guerre coloniale et le courage, la dignité, les sacrifices de ceux qui se sont élevés contre cette guerre déshonorante pour notre pays. Tant que son corps n’aura pas été retrouvé, tant que la vérité n’aura pas été dite, son histoire reste à l’ordre du jour, exigeante, aiguë, vivante.

Comment avez-vous travaillé ?
Ernest Pignon-Ernest. Bien sûr, j’ai relu la Question d’Henri Alleg dans laquelle il rappelle ce mot d’Audin – le dernier je crois qui nous ai été rapporté – lorsqu’il le croise dans le lieu du supplice  » c’est dur Henri « . J’ai lu l’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet. Josette Audin m’a donné des photos. Dans le regard de Maurice Audin, il y a un sourire, une jeunesse, une sorte d’espoir, une dynamique. Il avait vingt-quatre ans, trois enfants déjà, des études brillantes, c’est dire qu’il devait croire à l’avenir… Dans mon dessin, j’ai mis un peu de gravité. Dans un premier temps, j’ai tenté par un signe de symboliser la torture puis je l’ai effacé. J’ai eu le sentiment qu’il valait mieux suggérer ce potentiel de vie et de jeunesse, de confiance. Comme seul signe, un livre dans la main. Je me suis efforcé de suggérer, c’est difficile à exprimer à propos d’une image fixe, l’idée d’un homme en marche, une espèce de confiance. Dans sa façon même de tenir le livre quelque chose qui dise quelqu’un de résolu, assez de force et de conviction… On m’a dit que cette image rappelait celle de Rimbaud, que j’avais faite dans les années soixante-dix, ça n’est pas un hasard…

Dans ce dessin, j’ai fait en une journée, grâce à Jérôme Anykay, un tirage sérigraphique et je suis parti les coller à Alger. Les lieux de mes collages – autant que le dessin lui-même – sont mes véritables matériaux. En y inscrivant mes images, je les  » travaille  » plastiquement, j’en fais un espace plastique mais en même temps je travaille ce qui n’est pas du domaine du visible, je fais remonter à la surface la mémoire enfouie, les souvenirs oubliés. Je réactive leur potentiel symbolique.

Comment s’est passé le collage à Alger, comment avez-vous choisi les lieux ?
Ernest Pignon-Ernest. Comme je le disais, l’essentiel est surtout dans ce choix des lieux. Réussir à les appréhender, autant du point de vue plastique que symbolique. Trouver les lieux chargés d’histoire… J’ai été aidé par le centre culturel français, notamment par son animateur Hachemi Mokrane et par des professeurs et des étudiants de l’école des beaux-arts. J’avais parlé avec Henri Alleg et Josette Audin et relu le livre de Vidal-Naquet. J’avais une idée du parcours. La veille du collage, j’avais des doutes quant à l’adresse du lieu d’arrestation et du lieu de torture. C’est M. Chaâbane, qui était le régisseur du film de Jean-Pierre LLedo sur Henri Alleg, qui m’a conduit dans les lieux précis. Le collage débutait près de la place du 1er Mai, dans le quartier appelé  » champ de manouvre du Groupe 6 « , où vivaient Maurice Audin, Josette et leurs enfants, où il a été arrêté ainsi que Henri Alleg, et se terminait rue Ali-Khodja à El Biar dans les bâtiments où ils furent torturés. J’ai collé aussi près de l’université, comme me l’avait suggéré Josette Audin, notamment dans la rue du 19-Mai 1956, qui est la date de l’appel à la lutte armée lancé par le FLN à l’adresse des étudiants et des universitaires. Bien sûr, collage aussi place Audin, lieu qui a immédiatement provoqué beaucoup de discussions, puis à la Maison de la presse, sur les bureaux d’Alger Républicain…

Quelles ont été vos impressions sur la réaction des Algériens à votre travail ?
Ernest Pignon-Ernest. Le moment le plus fort a été notamment au champ de manouvre. Trois sérigraphies avaient été lacérées et j’ai tenu à retourner en recoller. Cela a entraîné un attroupement et des discussions vraiment passionnées, un homme, âgé de quarante à quarante-cinq ans est descendu pour me dire :  » Hier soir, j’ai compris que c’était Maurice Audin et je me suis rendu compte que tous ces adolescents de l’immeuble ignoraient qui il était, j’en aurai pleuré. Quand je pense qu’il est mort pour l’Algérie, avec les voisins nous avons parlé, nous allons créer une association et mettre une plaque. « 
À El-Biar aussi, il y a eu des échanges très émouvants. Une femme très âgée a raconté comment Ali Boumendjel avait été jeté de la terrasse du même immeuble. La chaleur et la spontanéité des discussions me semblent témoigner que des choses sur ces moments douloureux ont un besoin aigu d’être dites et mes images ont comme contribué à montrer quelles sont à fleur des murs d’Alger.

Avez-vous le sentiment que les Algériens en général ne connaissent pas Maurice Audin ?
Ernest Pignon-Ernest. En fait, tout le monde connaît son nom, car énormément de taxis partent de la place Audin, mais j’ai le sentiment que peu savent qui il était. Parmi les étudiants qui ont travaillé avec moi, seuls les plus motivés, les plus  » politiques  » pouvaient le situer. Ils reconnaissaient tous que des pans de l’histoire de la lutte pour l’indépendance et notamment le rôle des intellectuels avaient été occultés. Le marasme que connaît le pays est d’ailleurs probablement dû aussi à ce que certaines de ses forces vives n’aient jamais été associées à la construction de l’Algérie indépendante. Mais je suis rentré cette fois avec le sentiment que les choses sont en train de changer. Mes rencontres avec la presse écrite, la radio, la télé, avec des musiciens, des écrivains, me semble-t-il, le laisse espérer.

Entretien réalisé par Mina Kaci

 

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