Dans Le Monde « Affaire Audin : des archives ouvertes au compte-gouttes »

par Ajma

Emmanuel Macron rendant visite à Josette Audin, veuve de Maurice Audin, à Bagnolet (Seine-Saint-Denis), en septembre 2018. FRANCOIS DEMERLIAC

Par Yves Bordenave
2 septembre 2020

[avec deux remarques Maurice Audin était membre du Parti Communiste Algérien, engagé dans la lutte pour l’indépendance . Et des « archives ouvertes au compte goutte‌ » alors que ce sont des archives déjà ouvertes qui ont été massivement refermées….Pierre Mansat

#audin #archives #guerredindependancealgerienne ]

  • Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron reconnaissait que la disparition du mathématicien Maurice Audin, en 1957 à Alger, était le fait de l’armée française. Mais, deux ans après cette dénonciation d’un « système » qui légitima la torture, l’accès aux dossiers « secrets » reste soumis au bon vouloir de l’administration.

Jeudi 13 septembre 2018, il est un peu plus de 13 heures. Le président de la République, Emmanuel Macron, arrive à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) et frappe à la porte de madame Josette Audin, 87 ans, veuve de Maurice Audin, mathématicien disparu le 21 juin 1957 à Alger.

A cette vieille dame parvenue au bout d’une vie – elle mourra cinq mois plus tard – tout entière consacrée au combat pour la mémoire de son mari, militant communiste anticolonialiste, le chef de l’Etat vient dire ce qu’elle attendait depuis soixante et un ans. En substance : Maurice Audin est bien mort après avoir été torturé par des militaires français. Les travaux de nombreux historiens l’ont établi. Pour ce jeune président de 40 ans, le premier né après la guerre d’Algérie, il est temps que l’Etat le reconnaisse et que sa parole concorde avec la vérité historique. Laquelle ne souffre aucun doute. Les paroles du chef de l’Etat qui demande pardon à la veuve sont on ne peut plus claires.

Entouré de la famille Audin, l’aînée, Michèle, et le fils, Pierre, de deux députés, Cédric Villani (La République en marche) et Sébastien Jumel (Parti communiste), d’historiens, parmi lesquels Sylvie Thénault, Raphaëlle Branche et Benjamin Stora, de ceux qui, depuis tant d’années, œuvrent au sein de l’Association Maurice Audin, Emmanuel Macron est là pour en finir avec un mensonge qui déshonore la République.

« Une page s’ouvre aujourd’hui, l’ouverture de toutes les archives, le travail libéré des historiennes et des historiens. Cela va être une nouvelle ère pour nos mémoires et nos histoires avec l’Algérie », assure le président Macron. Propos d’une sincérité a priori sans équivoque. Gobelets en carton dans les mains, la vingtaine d’invités, témoins privilégiés de ce moment d’histoire, trinque à cet événement. Dans une déclaration écrite rendue publique par l’Elysée dans la foulée, Emmanuel Macron a dénoncé « un système [qui] s’est institué sur un fondement légal [et qui] a été le terreau malheureux d’actes parfois terribles, dont la torture, que l’affaire Audin a mis en lumière ».

Ce jour-là, rien n’a été laissé au hasard. La date – deux jours avant la Fête de l’Huma, où un débat sur l’affaire Audin a été programmé – a été choisie pour garantir un retentissement maximal. Chaque mot a été négocié avec les acteurs et les institutions concernés. Y compris l’armée, la plus récalcitrante d’entre elles.

Trois mois auparavant, Sylvain Fort, alors conseiller mémoire du président, a réuni les protagonistes de ce dossier dans un salon de l’Elysée. Pendant plusieurs heures, Josette Audin et ses enfants, Sylvie Thénault et Raphaëlle Branche, de l’Association Maurice Audin, les représentants des différents services d’archives de l’Etat tentent de s’accorder. A l’issue de cette rencontre, Sylvie Thénault est chargée de rédiger la première mouture d’un texte qui se veut fort, précis et acceptable par tous. Las. « L’armée a tiqué et demandé des modifications », se souvient-elle. Un texte amendé est finalement soumis à l’approbation générale par Sylvain Fort. « J’étais là dans le cadre de ma mission auprès du président de la République et mon but n’était pas d’entamer un bras de fer avec la famille, les historiens, les archives et l’armée. J’étais là pour faire travailler tout ce monde en coopération », raconte-t-il.

L’« intime conviction » de Macron

Les premiers échanges sont difficiles. Pierre Audin, habitué à se heurter à un appareil d’Etat insensible au sort de son père, refuse de croire que les pouvoirs publics sont disposés à modifier leur position. Même si, en 2014, François Hollande avait ouvert la voie en facilitant l’accès aux archives Audin, le président socialiste n’était pas allé jusqu’à reconnaître la responsabilité de l’Etat dans la disparition du mathématicien.

« Quand j’ai reçu Pierre Audin, confie Sylvain Fort, je lui ai dit : “On a changé de disque.” Pour moi, il était évident que son père avait été capturé et torturé par l’armée, et la cécité de la République n’avait que trop duré. » In fine, les rancœurs sont remisées, on se parle et on s’écoute. « On a été consultés au moment de la rédaction du texte et il n’y a pas eu de porte-à-faux entre M. Macron et ma famille », admet Pierre Audin.

L’historienne Sylvie Thénault, l’amiral Bernard Rogel et le député Cédric Villani lors de la visite d’Emmanuel Macron à Josette Audin, à Bagnolet, en septembre 2018. FRANCOIS DEMERLIAC

Dès son installation, le chef de l’Etat tenait à marquer d’un symbole son élection à la présidence de la République. En juin 2017, il invite à dîner une demi-douzaine d’historiens. Il y a là notamment, l’académicien Pierre Nora, Patrick Garcia, spécialiste des usages publics et politiques de l’histoire, Raphaëlle Branche, spécialiste des violences en situation coloniale… Au menu, une discussion à bâtons rompus, sans ordre du jour. Chacun intervient sur son domaine respectif, se souvient Raphaëlle Branche. Est-il déjà question de Maurice Audin ? En tout cas, Emmanuel Macron connaît l’affaire et l’émotion qu’elle suscite.

« Marcheur » de la première heure, le mathématicien Cédric Villani, qui deviendra député (LRM) de l’Essonne, est un ami de Pierre Audin. Les deux profs de maths se fréquentent depuis plusieurs années. Ils se sont rencontrés dans un cadre professionnel, lorsque Pierre était médiateur au Palais de la découverte. Fils de pieds-noirs émigrés en Algérie depuis les débuts de la colonisation après 1830, Cédric Villani est particulièrement sensible à l’histoire du pays où sont nés ses aïeux. Celle du jeune mathématicien Maurice Audin, mort sous la torture à 25 ans, le bouleverse. Il fait partie du collectif des mathématiciens qui réclament la vérité sur la mort de leur confrère.

A plusieurs reprises, il a abordé le sujet avec Emmanuel Macron et lui en reparle fin 2017, dans un avion, à l’occasion d’un déplacement présidentiel. Sur le dossier algérien, en février 2017, le candidat Macron s’était illustré en qualifiant, depuis l’Algérie, de « crime contre l’humanité » des actes commis en 1830 par l’armée française au moment de la colonisation. A peine ces propos relayés, la polémique s’était enflammée.

Devenu président, il avait autorisé Villani à rendre publique son « intime conviction » qu’Audin avait été « assassiné par l’armée française ». « Il avait fait un pas timide et, lors de ce vol, je lui ai dit qu’il fallait aller plus loin, se souvient Cédric Villani. Et à ce moment-là, il m’a répondu : “Je suis allé au maximum. Je ne peux pas faire plus.” » Comment faire plus ? Aux dires de tous les protagonistes, c’est à Sylvain Fort que revient le mérite. « Il fallait que la République reconnaisse le travail des historiens, dit ce dernier. Emmanuel Macron était sur cette position. »

Les révélations de Vidal-Naquet

L’affaire Maurice Audin dépasse le cas de l’universitaire militant de la cause algérienne. Son appartenance au parti communiste, la détermination de son épouse Josette, ses accointances au sein de l’université avaient permis d’alerter l’opinion et les médias, dès les jours suivant sa disparition. Contrairement à des milliers d’autres disparus.

L’historien Benjamin Stora et la fille de Maurice Audin, Michèle Audin, à Bagnolet, en septembre 2018. FRANCOIS DEMERLIAC

L’enquête de Pierre Vidal-Naquet – qui s’empare de l’affaire pour en faire un livre, L’Affaire Audin (éditions de Minuit, 1958), dans lequel il dénonce la version de l’armée selon laquelle Audin serait mort à la suite d’une tentative d’évasion – bénéficie d’un important succès et de nombreux relais. Sylvie Thénault, l’une des historiennes qui a le plus travaillé sur le dossier Audin, le reconnaît : « La dérogation générale ordonnée en juin 2014 par François Hollande pour l’ouverture des archives Audin a permis de confirmer grâce à des documents ce que le travail de Vidal-Naquet avait permis de révéler. »

Mais si Audin est le symbole désormais reconnu des actes criminels commis par l’armée en Algérie durant la période 1954-1962, quid des milliers d’autres, raflés dans les rues, arrêtés à leur domicile, torturés et parfois tués puis ensevelis on ne sait où ?

Dans sa déclaration du 13 septembre 2018, Emmanuel Macron n’oublie pas cette tache qui souille l’histoire de la République. Il précise que « cette reconnaissance [celle du cas Audin] vise notamment à encourager le travail historique sur tous les disparus de la guerre d’Algérie, français et algériens, civils et militaires. Une dérogation générale (…) ouvrira à la libre consultation tous les fonds d’archives de l’Etat qui concernent le sujet ». Deux ans plus tard, c’est sur ce dernier point que le bât blesse.

Le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) n’a pas entendu le message présidentiel de la même oreille que les historiens. Début 2020, cet organisme placé sous la tutelle de Matignon a renforcé un aspect d’une instruction générale interministérielle (IGI) datant de 2011, qui décrète que tout document frappé d’un tampon « secret-défense » doit être soumis à une demande de levée de ce secret, document par document. Et ce, malgré une loi de 2008 qui dispose qu’au-delà de cinquante ans – c’est le cas de la guerre d’Algérie –, les archives sont librement accessibles à qui en fait la demande.

Pour justifier cette position, le SGDSN brandit la menace terroriste et le risque de découvrir dans des documents « secrets » des pièces confidentielles, comme des plans de bâtiments officiels et sensibles. Lesquels, dans un contexte d’attentats, pourraient constituer autant de cibles.

« La frilosité des militaires »

Pour les historiens et tous ceux qui s’échinent à renouer le fil d’une mémoire embrouillée ou plus simplement perdue, ce nouvel obstacle n’est qu’une énième tentative de dissimulation d’épisodes non assumés.

« C’est un camouflet à la parole présidentielle, s’indigne Raphaëlle Branche. Si l’on suit cette logique, une instruction ministérielle serait donc supérieure à la loi. » Une irritation que partage sa consœur Sylvie Thénault, pour qui « les services de sécurité ont pris beaucoup d’importance au sein de l’Etat » alors que, sur ce chapitre de notre histoire, « la société est prête à entendre la vérité ». L’historienne regrette que le départ de Sylvain Fort de l’Elysée, en janvier 2019, ait brisé l’élan quiavait abouti à la déclaration du président de la République. « Il faut tenir la promesse de l’étape suivante, celle des historiens. C’est un combat de vérité », plaide fort diplomatiquement l’ancien conseiller.

Au service interministériel des archives de France, on admet, avec un sens consolidé de l’euphémisme, que « la frilosité des militaires » demeure une constante. Toutefois, selon cette source, une nouvelle IGI actuellement en préparation devrait permettre d’assouplir la procédure de levée du secret.

Reste que sur la question des disparus de la guerre d’Algérie, les dossiers sont rares ; le cas Audin est une exception.Pendant la bataille d’Alger, en 1957, comme durant les huit années de guerre (1954-1962),des suspects ont été arrêtés, torturés puis exécutés sommairement. Qui ? Sous quelle identité ? La règle intangible édictée par les militaires était : pas de trace. Et quand ils étaient contraints de rendre compte d’une disparition signalée, comme ce fut le cas avec Maurice Audin, ils indiquaient : « fuyard abattu », conformément à une instruction ministérielle de juillet 1955.

Mais pour tous les autres cas – plusieurs milliers –, l’armée, sous couvert des « pouvoirs spéciaux » votés en février 1956 par l’Assemblée nationale, s’en tenait au mutisme. Pas de dossier, donc « RAS », comme dans le film éponyme d’Yves Boisset sorti en 1973. Seulement des mains courantes déposées auprès de l’administration coloniale par des proches des disparus, mais sur lesquelles ne figurent que des noms. Et rien sur ce qui a pu leur arriver.

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