Une vie brève : Michèle Audin, géomètre du souvenir

par Ajma

Elle est mathématicienne, écrivain membre de l’Oulipo et fille de Maurice Audin, mort sous la torture infligée par les paras français à Alger en 1957. « Une vie brève », enquête sur son père, se situe à l’exacte intersection de ces trois faits

Par Catherine Simon  Le Monde le 10 janvier 2013

Elle a mis du temps à comprendre qu’elle était française. Du temps, aussi, à perdre son accent. Et presque toute une vie avant de s’estimer suffisamment armée pour écrire sur son père. A la mort de Maurice Audin, « emmené, torturé et tué » à Alger par les parachutistes français, en juin 1957, comme elle le résume elle-même, la petite Michèle a 3 ans. Toute la famille se pense destinée à vivre en terre algérienne. Michèle en tête, d’une certaine manière.

Car, à la différence de ses parents – tous deux pieds-noirs, mathématiciens, favorables à l’indépendance – et de ses frères cadets Louis et Pierre, elle parle couramment l’arabe. Elle apprend à le lire et à l’écrire en sixième, au lycée Pasteur, où elle entre en 1963, à l’âge de 9 ans. En sixième, à 9 ans ? « Pour vous rassurer, j’ai eu 10 ans dès janvier (1964), s’amuse-t-elle, dans un courriel. Si mon père m’a appris à lire et à écrire, c’est que j’étais assez précoce (ça s’est tassé depuis !). »

Ces détails ne figurent pas dans Une vie brève, récit pudique, étonnant, consacré à son père. Il y est question d’elle, pourtant. Un peu. Et l’on n’est pas surpris par son regard direct et timide à la fois, quand elle sonne à la porte, le jour de l’interview. Ni par sa façon, presque brusque, de dire qu’elle n’a pas de préférence pour s’asseoir, fauteuil ou chaise, ou même par terre, sur le tapis, comme elle le fait parfois chez elle. Nature, Michèle Audin ? Pas du tout. Culture ! A fond les manettes.

Spécialiste de géométrie symplectique – une « discipline à la rencontre de la géométrie différentielle et des systèmes dynamiques », lit-on, non sans perplexité, sur le site officiel de l’Ouvroir de littérature potentielle, alias Oulipo, dont elle est membre -, la fille aînée des Audin est l’une des rares femmes qui aient réussi à se faire une place dans le cercle, encore très masculin, des mathématiciens. Est-ce pour cette raison que l’Elysée s’est intéressé à elle ? En décembre 2008, le président Nicolas Sarkozy a proposé à Michèle Audin de lui remettre le grade de chevalier de la Légion d’honneur, pour sa « contribution à la recherche fondamentale en mathématiques et à la popularisation de cette discipline ». Une distinction qu’elle a refusée, tranquillement.

Professeur à l’université de Strasbourg, auteur du manuel Géométrie (1998, Espaces 34 et Belin, plusieurs fois réédité) et d’innombrables articles savants, mais aussi de plusieurs ouvrages sur des mathématiciens, Michèle Audin est sans conteste une intellectuelle de haut niveau. Elle est aussi une mère, une historienne, une sacrée archiviste, une boulimique de lecture – et, last but no least, la fille pour toujours de Maurice et Josette Audin. Or il se trouve que, en juin 2007, cette dernière avait écrit au président Sarkozy. Josette Audin demandait au chef de l’Etat que la « vérité » soit faite sur la mort de son mari – dont la dépouille mortelle n’a jamais été rendue aux siens. La lettre est restée sans réponse. Comment Michèle Audin l’aurait-elle oublié ?

GRAINS DE SABLE

Dans L’Acacia, de Claude Simon (Minuit, 1989), comme dans Le Premier Homme, d’Albert Camus (Gallimard, 1994), il est question d’un enfant qui se lance à la recherche du père, disparu durant la guerre de 1914-1918. Michèle Audin a lu Simon et Camus ; elle les cite parmi ses sources. De même qu’elle a lu Dora Bruder, de Patrick Modiano (Gallimard, 1997), et W ou le Souvenir d’enfance, de Georges Perec (Denoël, 1975) – ces deux romans parlant, l’un et l’autre, des camps de concentration, de la mémoire, des traces.

Pour Michèle Audin, les résonances avec sa propre enfance sont fortes. La « sécheresse objective » de son histoire familiale (pour reprendre un mot de Perec) l’a peut-être blindée, un moment, la « protégeant » de son « histoire réelle » (pour reprendre les mots du même). Silence de l’État, d’un côté ; langue de bois et pluie d’hommages, de l’autre : quoi de plus rassurant, au fond ? A quelques grains de sable près, qui vont gripper la machine-à-effacer-les-gens et faire de Michèle Audin une enquêtrice délicate et obstinée.

D’abord, Maurice Audin fut le seul de son espèce : si « musulmans » et « fellaghas » ont été nombreux à mourir sous la torture, victimes des tortionnaires de l’armée française, il a été le seul « Européen d’Algérie » à subir un tel sort. Difficile, dans ces conditions, de rattacher « ce deuil singulier à une mémoire collective », écrit Michèle Audin, qui dit toujours ressentir ce « manque ».

Mais, surtout, Une vie brève n’aurait pas existé sans le goût du travail d’historien qui a jeté un beau jour la spécialiste de la géométrie symplectique sur la piste de Jacques Feldbau. Ce mathématicien fut déporté, comme juif, à Drancy puis à Auschwitz, et mourut juste avant la fin de la guerre. Une histoire de Jacques Feldbau (Société mathématique de France, 2010) a été précédée d’un premier essai, « plus littéraire », que l’universitaire strasbourgeoise a consacré à une autre figure du monde des mathématiques, la Russe Sofia Kovalevskaya (1950-1891). Scientifique éminente, discriminée du fait de son sexe, cette chercheuse exceptionnelle a fait l’objet de plusieurs livres, de films et d’une pièce de théâtre.

Souvenirs sur Sofia Kovalevskaya (Calvage & Mounet, 2008) était censé « devenir un best-seller et réconcilier ceux qui ont peur des mathématiques et les autres », s’amuse Michèle Audin. Moralité n° 1 : flop commercial. Moralité n° 2 : l’envie d’écrire est là. Que va conforter, en 2009, l’élection à l’Oulipo. « A partir de ce moment, je me suis sentie assez forte, assez à l’aise, dans ma multiplicité, pour pouvoir entamer le travail sur mon père. J’avais désormais les moyens de le faire », souligne l’auteur d’Une vie brève.

Au début, elle ne parle à personne de son projet, pas même à sa mère. « Je n’ai pas écrit pour déclencher quelque chose. Ni pour être utile. J’ai écrit pour moi, pour parler de ce jeune homme : mon père. » Elle y réussit, sans fleurs, sans larmes et sans couronne.

UN FORT EN MATHS

L’homme dont elle tente de reconstituer le parcours est un garçon ordinaire, d’origine modeste. Il boit son café sans sucre, il aime les mathématiques, a lu des livres sur Gandhi. Il va au cinéma avec sa femme et fume des Camélia Sport. Rien d’exceptionnel ? Rien. Il milite au Parti communiste algérien (PCA) et signe, en 1953, une pétition en faveur des époux Rosenberg ? Rien de franchement rare, là non plus.

Et voilà qu’une silhouette se dessine – banale ou presque : celle d’un gamin en culottes courtes, un fort en maths, qui grandit à la dure et devient un jeune homme brillant, épouse la femme qu’il aime et s’installe avec elle rue Gustave-Flaubert, dans le centre d’Alger. Michèle Audin collecte, questionne, observe – à bonne distance : ni trop près ni trop loin. Elle étale, sous nos yeux, ce qu’on a dit de lui, ce qu’elle a entendu, les traces qu’il a laissées, ce qu’elle aimerait se rappeler. « J’aimerais lui connaître des défauts », lâche-t-elle. Quant à ses propres souvenirs, « intimes, précieux, futiles et pesants, fugaces et tenaces », elle les garde pour elle, afin qu’ils restent « intacts ».

Nous la regardons regarder. Jusqu’à ce qu’elle réussisse, comme on déterrerait un trésor, à mettre au jour, non pas le visage d’un héros, mais une lumière lointaine et chaude – celle d’une étoile morte, le sourire d’un gamin, d’un jeune homme, qui brille encore.

Catherine Simon

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